POLITIQUE
« Le jour où Mobutu a fait assassiner mon père », par Claudel André Lubaya
Le député congolais raconte comment, à la fin des années 1960, Mobutu Sese Seko a ordonné l’assassinat de son père André Guillaume Lubaya, un député lumumbiste, pour lui avoir tenu tête.
1 juin 2023 à 08:01
Par Jeanne Le Bihan
Mis à jour le 1 juin 2023 à 08:01

Chaque année, le 1er mai, ma famille et moi allons jeter quelques fleurs dans le fleuve Congo, à Ngaliema. C’est là que, depuis cinquante-cinq ans, rôdent ceux que j’appelle les « fantômes errants », sans croix ni cercueil. C’est là, près de l’hôpital de la Rive, à l’endroit où le fleuve est le plus profond, que reposent les corps de mon père et de ses compagnons.
Je n’avais que quelques mois lorsque mon père est mort. Dernier d’une fratrie de sept enfants, je suis né le 27 février 1968 à Kinshasa. Dans la nuit du 1er au 2 mai de la même année, mon père, André Guillaume Lubaya, ancien président du gouvernement provincial du Kasaï, ancien secrétaire général du Conseil national de libération (CNL), ex-ministre de la Santé puis de l’Économie, a été torturé puis assassiné par le régime de Mobutu Sese Seko. De cette nuit-là, je n’ai bien entendu aucun souvenir : c’est ma mère, mes proches et plusieurs militaires présents qui m’en ont fait le récit.
Opposition parlementaire
Mon père avait été élu député sur la liste du Mouvement national congolais-Lumumba (MNC-L). Il a fait partie du CNL et a un temps dû se réfugier à Brazzaville. Il a aussi fondé en 1962, à Luluabourg [ancien nom de Kananga], l’Union démocratique africaine (UDA), qu’il a dirigée jusqu’à son assassinat.
Après avoir passé plusieurs années entre Brazzaville et Stanleyville [actuelle Kisangani], il avait fini par revenir à Kinshasa en 1963 à la faveur de la réconciliation et fait son entrée au gouvernement de Moïse Tshombe, à la Santé publique.
Le lendemain du coup d’État du 24 novembre 1965, l’Assemblée nationale devait voter une résolution pour légitimer Joseph-Désiré Mobutu. Le seul à avoir voté contre sur les 320 députés présents dans la salle, c’était mon père – les archives parlementaires le confirment. Quatre jours plus tard, quand le général Léonard Mulamba, nommé Premier ministre, est venu solliciter l’investiture de son gouvernement à l’Assemblée, mon père a de nouveau été le seul à refuser. En 1966, le nouveau pouvoir issu du coup d’État décide d’instaurer le parti unique et procède à la dissolution des autres formations. Cette fois encore, mon père s’y oppose et décide de ne pas rallier le pouvoir.À LIREEn RDC, Félix Tshisekedi fera-t-il de son père un héros national ?
Le 1er juin 1966, ma sœur vient de naître quand a lieu la pendaison des « martyrs de la Pentecôte ». L’ancien Premier ministre du président Kasa-Vubu et trois membres de son gouvernement sont exécutés sur la place publique. Mobutu l’a fait pour montrer l’exemple. Des amis de mon père lui conseille alors de s’exiler, convaincus qu’il est la prochaine cible, mais il préfère rester : il croit à la promesse des militaires de rendre le pouvoir dans un délai de cinq ans.
Accusé de coup d’État
Il a véritablement compris qu’il y avait un problème lorsqu’il a été débarqué de l’avion qui devait le mener au Kasaï : il était en réalité déjà surveillé et interdit de quitter la capitale. Le 12 avril 1968, il est une nouvelle fois empêché de voyager.À LIRE[Série] Bienvenue au Kasaï, chez les Tshisekedi
Le lendemain, Mobutu tient un meeting à Luluabourg : il y affirme que des politiciens du Kasaï ont tenté de l’assassiner en organisant un coup d’État. Il se rend ensuite à Mbuji-Mayi, où la presse lui demande plus d’informations sur ledit complot. Sans nommer directement mon père, il explique que le responsable de la tentative d’assassinat est un ancien membre du MNC-L, du CNL, mais également un ancien ministre. Le doute n’est plus permis.
Quelques heures plus tard, le frère de mon père est arrêté à Luluabourg, avec quatre autres personnes, et emmené à Kinshasa. Mon père quitte alors précipitamment la résidence familiale de Limete et se réfugie à N’Djili chez un ami et camarade de parti. Il s’y cache durant une semaine. Ils seront finalement arrêtés eux aussi par la Sûreté nationale dans la nuit du 1er au 2 mai, et conduits à Ngaliema.
« Je ne veux plus en entendre parler »
Plus de trente ans après, le colonel Mosambaye Singa Boyenge, qui était alors le chef des renseignements, s’est confessé sur son lit de mort. Il nous a expliqué avoir mené cette nuit-là mon père et ses compagnons à Mobutu. Le président lui a dit : « Je ne veux plus en entendre parler. » Cela signifiait qu’ils devaient tous être exécutés. C’est mon père qui était visé, mais les autres étaient des témoins gênants.À LIRERDC : l’histoire secrète de la chute de Mobutu
Ils ont été emmenés sur le champ de tir par un commando. Mon père a demandé à être tué en premier, mais les soldats ont refusé. Ils ont d’abord fusillé son cousin, puis l’ami chez qui mon père s’était réfugié, le fils de ce dernier, un autre camarade et enfin mon père. Mais leurs corps, criblés de balles, posaient problème : les membres du commando ont alors décidé de les dépecer, de les mettre dans des sacs-poubelle et de les jeter dans le fleuve, sur les berges de Kinsuka.
Cette même nuit, ma mère, mes frères, mes sœurs et moi étions enfermés à Mont Ngaliema. Nous y étions depuis une semaine, depuis la fuite de mon père. Le colonel Boyenge est venu nous dire qu’il avait disparu, qu’il s’était réfugié à Moscou. Et 48 heures plus tard, nous étions envoyés dans le village d’origine de ma mère, à N’dekesha (Kasaï).