L’incessante quête de la démocratie libérale au Congo – et comment y parvenir
Depuis 1960, la RDC s’attelle à construire un État-nation à la fois démocratique et libéral. Comme la tâche semble jusqu’ici un travail de Sisyphe, interrogeons-nous peut-être d’abord sur ce que nous recherchons, et demandons-nous si nous savons de quoi il s’agit. Examinons ensuite l’approche qui a été jusqu’ici la nôtre dans la poursuite de notre objectif.
Pour réussir cette tâche, nous devons donc commencer par identifier clairement le but, le garder à l’esprit, et établir une feuille de route. Sans cela, nous ne ferions que tourner en rond, avant de voir finalement s’évanouir notre rêve d’une nation congolaise démocratique.
Le développement de ce sujet s’inscrit dans le cadre de la présentation de la vision de Patrice Lumumba pour l’édification d’une nation congolaise démocratique et indépendante. Il comprendra les parties suivantes : (1) Lumumba et la démocratie libérale au Congo ; (2) Considérations sur la démocratie ; (3) Considérations sur le libéralisme
PROPOS LIMINAIRE
Cette analyse attire l’attention du lecteur sur le fait qu’il n’existe pas de consensus sur la définition du concept de « démocratie » et que, comme le dit une résolution adoptée à l’Assemblée générale de l’ONU relative à la définition de la démocratie, « la démocratie n’est pas un modèle qu’il s’agirait de copier, mais un objectif qui doit être atteint par tous les peuples et assimilé par toutes les cultures. Elle peut prendre de nombreuses formes, selon les caractéristiques propres et l’histoire de chaque société (A/50/332, par. 5) ».
Il existe plusieurs types de démocraties ; la présente analyse concerne la démocratie de type occidentale, concept auquel on a adjoint le libéralisme. Or, la combinaison de la forme en déclinaison du modèle occidental de démocratie et du libéralisme classique (sauvage) imposée à la RDC n’est pas de nature à faire évoluer le pays dans la voie de la démocratisation de développement. Une approche pragmatique fondée sur la prise en compte des leçons du passé et des probabilités de réussite des mesures préconisées est nécessaire.
LUMUMBA ET LA DÉMOCRATIE LIBÉRALE AU CONGO
À l’accession de notre pays à l’indépendance, deux lois fondamentales furent promulguées par le législateur belge pour le Congo-belge : la loi fondamentale de mai 1960 sur la structure de l’État du Congo belge et la loi fondamentale du 17 juin 1960 relative aux libertés publiques. La première est relative à la structure de l’État et aux droits politiques, permettant aux individus de participer librement au système politique, avec notamment le droit de vote et d’exercice d’une charge publique. La seconde concerne les droits civils, permettant de protéger les individus et leurs propriétés contre les actions du gouvernement, d’organisations ou d’autres personnes. Ainsi, la démocratie et le libéralisme venaient d’être plantés côte à côte au Congo, à quelques mois de l’indépendance. Et ce, alors que, pendant près de 80 ans, les Congolais n’avaient ni droits politiques ni droits civils.
Toutefois, les revendications pour la construction d’une démocratie libérale datent d’avant 1960.
En effet, dans le livre qu’il avait écrit en 1956, Patrice Lumumba disait que les Congolais « exprimé[ai]ent unanimement le désir de participer d’une façon plus effective dans l’administration du pays, dans tous les commissions et conseils appelés à s’occuper des intérêts de la communauté ». Il rappelait la thèse aristotélicienne de l’homme, qui est beaucoup plus qu’un animal social (créé pour vivre dans la société), mais un « animal politique (l’homme demande naturellement à mener une vie politique et à participer activement à la vie de la communauté politique) ».
Par ailleurs, Lumumba demande la création d’une commission pour la protection des populations locales, et l’abolition de la peine du fouet.
Si Ia loi punit celui qui se rend coupable d’actes de cruauté ou mauvais traitements excessifs envers un animal, on ne doit pas non plus se comporter avec cruauté envers un autochtone sous le prétexte qu’il a commis un délit. Le Congo ne doit pas rester le seul pays d’Afrique ou l’on doit continuer à fouetter sans pitié les indigènes.
Le jeune Lumumba parle aussi de garantir aux autochtones la propriété privée (la terre). Ci-dessous, un extrait :
Nos ancêtres n’ont jamais acheté la terre pour cultiver leurs champs ct construire leurs maisons. L’Etat doit respecter nos conceptions ct nos traditions. D’autre part, nous sommes pauvres et n’avons pas l’argent nécessaire pour pouvoir acheter ces terres. Les Blancs se sont emparés de nos droits – nos terres – et veulent maintenant nous les vendre à prix d’argent, comme si nous sommes des étrangers dans ce pays.
Toutefois, d’après le jeune Lumumba, un effort devrait être fait par les autorités pour améliorer l’enseignement, car « la jouissance des droits politiques [le droit de vote, notamment] suppose, de la part de celui qui doit en bénéficier, une suffisante compréhension des affaires, le sens de l’intérêt général, de la réglementation, de l’administration ».
En 1960, la majeure partie de l’élite congolaise comprenait-elle le sens des « droits politiques » ou de la « démocratie » que la Belgique s’est vue contrainte de leur octroyer ? Six décennies plus tard, le scepticisme demeure entier.
CONSIDÉRATIONS SUR LA DÉMOCRATIE
La démocratie est un concept universel. Ce terme vient de deux termes du grec antique : demos (le peuple), et kratein (le pouvoir). La démocratie occidentale tire son origine de la cité-État d’Athènes (il y a environ 2500 ans), qui met en œuvre une expérience politique originale, fondée sur la participation d’une part importante de citoyens au gouvernement de la cité-État. Ce concept se retrouve à travers beaucoup de cultures répandues sur notre planète, dont celles du bassin du Congo ; et ce, longtemps avant notre ère. Il s’agissait alors de démocratie directe. […]
Définition classique
En 1863, dans son discours de Gettysburg, le président Abraham Lincoln définissait la démocratie comme « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Cette définition classique fondée sur la volonté du peuple de se gouverner en fonction des intérêts qu’il aura choisis a suscité beaucoup de controverses dans les milieux scientifiques, parce qu’elle favorise l’ambiguïté, l’utopie et le populisme. En 1942, Joseph Schumpeter note, concernant la volonté du peuple de se gouverner :
« Si nous devons faire valoir que la volonté des citoyens en soi est un facteur politique à respecter, il doit d’abord exister. C’est-à-dire doit être quelque chose de plus qu’un paquet indéterminé d’impulsions vagues jouant vaguement sur des slogans donnés et des impressions erronées. Toute personne devrait définitivement savoir ce qu’elle veut défendre. Cette volonté définitive devrait être mis en œuvre par la capacité d’observer et d’interpréter correctement les faits qui sont directement accessibles à tout le monde et à passer au crible les informations sur les faits qui ne le sont pas. Enfin, à partir de cette volonté définie et de ces faits vérifiés, déduire une conclusion claire et rapide quant à des problèmes particuliers devrait être déduite selon les règles de la logique. » (cf. Capitalisme, Socialisme et démocratie)
Définition procédurale
Pour contrer la tendance au populisme, à l’utopie et à la démagogie de la doctrine classique de la démocratie, de nombreux théoriciens en sciences politiques ont recherché, après la Deuxième Guerre mondiale, une définition qui prête moins à l’ambiguïté. Dans la décennie de 70 il est apparu que la proposition de Joseph Schumpeter de définition de démocratie basée sur la procédure devenait le nouveau standard. Celle-ci définit la démocratie comme « un arrangement institutionnel pour parvenir à des décisions politiques dans lesquelles les individus acquièrent le pouvoir de décider au moyen d’une lutte compétitive pour le vote populaire. »
Toutefois, il s’avéra que cette définition n’était pas suffisante pour éliminer les ambiguïtés et faciliter une vue analytique. En fait dans cette approche, on ne tient compte que d’une dimension sous-jacente : la compétition électorale. Au-delà des élections, un autre élément clé mais subjectif qui établit la frontière entre démocratie et absence de démocratie est l’interférence tutélaire (ex-puissance coloniale, armée, Église catholique, ONG, etc.) utilisée pour valider les élections. Les élections deviennent ainsi un outil de choix aux mains des puissances tutélaires pour s’assurer la loyauté des élites, et pour leur conférer ou leur refuser une légitimité extérieure qu’ils n’ont pas en interne.
Par ailleurs, mêmes si le processus électorale détermine théoriquement les préférences des électeurs pour l’accès et le maintien des postes de pouvoir dans l’État, cette seule dimension n’a aucune influence sur la façon sur la façon dont le dirigeant va exercer son pouvoir entre deux elections. Hitler n’a-t-il pas accédé au pouvoir par la voie électorale ?
Ainsi, le processus électoral seul -d’ailleurs toujours contesté-, seul, ne peut conduire à une évaluation de l’avancée ou du recul du processus de démocratisation. Ci-dessous, une représentation de l’indice d’élections (bleu) de quelques pays africains comparé à celui de la démocratie (rouge) pour l’année 2021.
Comme on peut le remarquer, alors que la RDC a un indice plus élevé dans l’organisation des élections, elle a un indice de démocratie moins élevé que ceux des autres pays considérés ( Ethiopie, République du Congo, Egypte, Ouganda, Kenya). L’approche unidimensionnelle n’est donc pas suffisante pour nous permettre d’analyser les faiblesses d’une démocratie.
Approche multidimensionnelle
Selon le Dictionnaire de genre et science politique édité par Catherine Achin, la démocratie est un concept abstrait multidimensionnel auquel « il faut […] associer des paramètres en apparence annexes, mais qui montrent ce que démocratie veut dire réellement et à qui elle s’adresse ». ([1]) Ces paramètres sont appelés « dimensions » de la démocratie.
Depuis le début du 21e siècle, quantité d’auteurs, ainsi que l’ONU, ont recommandé l’utilisation de ces « paramètres » standard, ou dimensions ( au nombre d’une soixantaine) pour l’analyse objective de démocratisation. Toutefois certains experts estiment que les plus importantes sont : l’élection, l’État de droit, les libertés politiques, l’effectivité de la gouvernance, la responsabilité horizontale (séparation des pouvoirs), la stabilité politique et de l’absence de violence (Merkel, 2004). Il est important de souligner qu’aucune dimension ne peut définir à elle seule la démocratie. Par ailleurs, les valeurs numériques de ces dimensions sont évaluées chaque année, pour chaque pays, et publiées sur différents sites dont ceux du PNUD et de la Banque mondiale.
Ci-dessous, un graphique proposé par l’auteur (selon les données de la Banque mondiale) afin d’analyser la faiblesse de l’index de démocratie de la RDC par rapport à ceux de certains autres pays africains, en tenant compte de quatre dimensions (l’efficacité gouvernementale, la stabilité, l’État de droit et le respect des libertés civiles). Vous remarquerez que l’indice de démocratie (en bleu) de la RDC est moins élevé par rapport à ceux des autres pays considérés, principalement du fait de la mauvaise performance de « l’effectivité du gouvernement » (jaune).
Le Kenya et la Tanzanie, qui ont un résultat dépassant 50%, sont reconnus comme des États hybrides (dictature faible), tandis que les autres pays sont des régimes autoritaires (démocratie < 50%). La RDC, avec 14,8%, est donc un pays ayant l’un des régimes politiques les plus autoritaires du monde ; et ce, depuis toujours malgré les milliards de dollars dépensées pour l’organisation des élections!
Cette situation doit cesser. Le temps n’étant pas extensible et les ressources, notamment financières, étant limitées, nous devons choisir nos priorités. L’approche multidimensionnelle de la démocratie offre une bonne représentation visuelle des dimensions, permettant d’identifier celles qui méritent d’être priorisées dans le processus de démocratisation. Pour le cas de la RDC, l’amélioration de l’efficacité gouvernementale, de l’État de droit et de la stabilité politique devrait constituer notre priorité absolue dans l’immédiat. Ceci explique la pertinence du projet CET.
CONSIDÉRATIONS SUR LE LIBÉRALISME
Contrairement au concept de démocratie, que l’on retrouve depuis une époque reculée dans toutes les cultures du monde, le « libéralisme » est d’origine occidentale. C’est un courant de pensée qui rejette l’absolutisme et privilégie la liberté individuelle.
La plupart des auteurs s’accordent à dire que le libéralisme s’est implanté en Europe occidentale du milieu du XVIIe au milieu du XVIIIe siècle par les œuvres de penseurs tels que John Locke (1632-1704) et Montesquieu (1689-1755). Le premier, Locke, est notamment connu pour son Traité du gouvernement civil, qui recommande de garantir la liberté de la propriété privée, idée qui, avec l’invention de la monnaie, permettra aux individus d’accumuler des biens disproportionnés par rapport à leurs besoins fondamentaux et qui donnera naissance au capitalisme. Le second, Montesquieu, dans De l’esprit des lois, explique la nécessité de faire cesser toute tentative d’abus de pouvoir des gouvernants en instituant une division du pouvoir en trois branches distinctes : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire (qui veille à ce que les deux autres branches ne dépassent pas les limites des fonctions qui leur sont attribuées). Après des années d’évolutions théoriques, la pensée libérale s’exprime donc en deux doctrines : le libéralisme économique, qui se fait le champion de la défense de la propriété privée et du libre marché, et le libéralisme politique, dont l’objectif ultime est de garantir et de protéger les libertés individuelles.
La démocratie libérale peut être conceptualisée visuellement, par un système d’axes à deux dimensions : les variations sont indépendantes l’une de l’autre ; et ce, même si elles peuvent se renforcer mutuellement.
Il faut noter que, jusqu’au début du 20e siècle, la plupart des États occidentaux étaient des régimes autoritaires (donc avec « moins de démocratie ») où le droit à la propriété individuelle et à certaines libertés civiles était garanti (donc avec « plus de libéralisme »).
Au début du 21e siècle, c’est l’inverse qui est observé. Beaucoup de pays, notamment les pays émergents d’Asie, rejettent de plus en plus le libéralisme occidental sous sa forme classique en augmentant le contrôle du gouvernement, agissant au nom du peuple. On a donc « plus de démocratie » et « moins de libéralisme ». C’est le cas de la démocratie dite « illibérale » qu’on observe notamment en Thaïlande, à Singapour ou en Pologne. Ci-dessous un schéma de l’inverse du processus de démocratisation libérale au 21e siècle.
Le concept d’«illibéralisme » peut être interprété, pour un système démocratique, comme une manière de favoriser le renforcement significatif du pouvoir du gouvernement par rapport aux libertés. C’est une tendance au retour vers l’État-providence. Certes, il existe un risque de retour au régime autocratique, qu’il faudra minimiser.
L’idée du renforcement du contrôle de l’État pendant les périodes de crise n’est pas nouvelle. Pour John Maynard Keynes, en 1936, dans Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie(1936),une intervention contrôlée de l’État dans l’économie [action opposée au libéralisme et au capitalisme classique] est hautement recommandée dans certaines situations. Pour lui, l’État constitue de loin l’instrument le plus efficace pour assurer une reprise économique lorsque survient un ralentissement ou une crise générale de l’économie. L’Histoire lui a donné raison, avec l’intervention du gouvernement fédéral américain dans les crises des années 1930 et même dans la reconstruction de l’Europe après la deuxième guerre mondiale.
En effet, pendant la grande crise économique des années 1930, Franklin Roosevelt utilisa le « new Deal » pour réduire les inégalités sociales et spatiales, et afin de garantir à chaque citoyen un minimum de bien-être et d’opportunités futures (amélioration de l’éducation, construction d’autoroutes et du chemin de fer, barrages hydroélectriques…).
Dès 1932, FDR proclama que « Tout homme a droit à la vie, et cela signifie qu’il a aussi le droit de gagner sa vie confortablement. » Pour lui la liberté ne devrait plus être définie simplement en termes de protection contre les pouvoirs abusifs du gouvernement – l’idée centrale du libéralisme classique- mais aussi en ceux de l’amélioration des conditions de vies des citoyens. Il fut initialement taxé de « procommuniste » , mais ce sont les reformes par lui initiées dans le cadre de « New deal » qui sauvèrent la plus grande économie capitaliste de l’effondrement.
Par ailleurs, après la Deuxième Guerre mondiale, en Europe occidentale, il y a eu une augmentation du rôle de l’État par rapport aux libertés individuelles. C’est seulement après la reconstruction de l’Europe, à partir de 1980, que ce rôle s’est renversé avec l’apparition du néolibéralisme.
C’est l’époque des discours imposant la privatisation des entreprises d’État dans le tiers-monde (afin d’ouvrir la porte de ces entreprises aux capitaux des pays occidentaux) et l’exacerbation des campagnes sur les valeurs libérales pour combattre le communisme.
Après l’effondrement du Mur de Berlin, l’ex-sphère soviétique a dû adopter un libéralisme sauvage qui a conduit aux privatisations et expansion des libertés civiles massives ayant mené à l’enrichissement d’une portion de l’élite (les oligarques) au détriment de la population ainsi que de la stabilité politique. Mais après deux décennies de ce libéralisme sauvage, le constat était amer chez les peuples de ces pays « démocratisés ». La Russie, la Pologne et la Hongrie sont trois pays dont les dirigeants ont décidé de ralentir le libéralisme occidental, comme FDR l’avait fait, sans toutefois rejeter le capitalisme. En adoptant un modèle de démocratie moins libérale ou démocratie illibérale, avec un peu plus de control du gouvernement, ils ont réussi à sauver la situation socio-économique de leurs pays respectifs.
Pour la Russie, la Pologne et Hongrie, il ne s’agit pas d’un retour au « vieux demon » du communisme mais ces Etats ont seulement rejoint la majorité des pays démocratique qui dont les dirigeants ont compris, comme FDR a son temps que durant la période de crise ou de reconstruction la liberté ne devrait plus être définie simplement en termes de protection contre les pouvoirs abusifs du gouvernement – mais aussi en terme de l’amélioration des conditions de vies des citoyens.
Par Pierre Sula
[1] Riot-Sarcey, Michèle. « Démocratie », Catherine Achin éd., Dictionnaire. Genre et science politique. Concepts, objets, problèmes. Presses de Sciences Po, 2013