DE LA RESPONSABILITÉ DANS LE MASSACRE DES CIVILS À BAKWANGA
Malgré tous les coups dans la tentative de désorienter ce débat suscité autour de la justice populaire et la bande vidéo conservée par l’INA qui nous rappelle l’histoire de notre pays, j’ai décidé de continuer mon exposé parce qu’il existe bien des similitudes entre la situation du Congo en 1960 et celle de notre pays actuellement.
En effet, comme en 1960, nous avons aujourd’hui un État faible. Par ailleurs, il existe dans notre pays une force internationale, l’ONU, venue nous assister, mais dont les motivations peuvent changer suivant la volonté des plus grands décideurs du monde.
Dans le cas où l’une de nos provinces déclarerait une sécession sous prétexte que le pouvoir central ne démocratise pas assez rapidement ou que les 40 % des recettes perçues dans l’extraction des minerais ne lui sont pas retournées comme prévu, sommes-nous convaincus que les troupes de l’ONU nous aideraient à rétablir l’unité du pays ?
Notre propre histoire, ainsi que l’histoire des interventions de l’ONU dans les cas de désintégration de pays, notamment dans le cas de Chypre, nous amène à penser que ces troupes de l’ONU joueront seulement le rôle d’observateurs aboutissant à une balkanisation de fait du pays.
Il est faux de vouloir prétendre, dans le cas de Bakwanga, que les lumumbistes ne considèrent que l’exécution des cadres lumumbistes et n’ont aucun sentiment pour près de 300 civils tués. Non ! Le sang congolais a été versé à Bakwanga et nous pensons qu’il est important d’établir les responsabilités ; et ce, même si nous n’exigeons pas de persécution.
Toutefois, pour ce faire, nous appelons certains à se libérer d’abord des tares de cette propagande anti-Lumumba qui a déshumanisé Lumumba au point de le peindre comme un animal pouvant être mangé. Le but de la propagande a toujours été d’altérer la perception des événements par les individus. Il est donc nécessaire de comprendre que les individus qui sont nés ou qui ont grandi dans un tel environnement prendront tout discours lumumbiste pour la parole du diable.
Certes, nous, les lumumbistes, croyons qu’il serait facile d’affirmer seulement que les morts de Bonzola et Kasengulu sont des dommages collatéraux de l’action d’un gouvernement légal pour réduire une sécession. Et il existe des exemples dans des pays comme les USA où, en 1993, près d’une centaine de citoyens américains ont péri dans les flammes quand les troupes d’élite américaines tentaient d’atteindre David Koresh.
Or, nous sommes convaincus qu’il existait une volonté délibérée, suivie par des actes, des puissances occidentales, notamment la France et la Belgique, de provoquer une tuerie afin d’arriver à blâmer le gouvernement Lumumba pour provoquer son éviction du pouvoir et avoir les mains libres pour balkaniser le Congo.
En effet, depuis le début du mois de juillet 1960, la France et la Belgique établissaient une base de déstabilisation du Congo ex-belge à Brazzaville où André Lahaye, commissaire de la Sûreté belge, travaillait main dans la main avec Delarue, un des assistants de Jacques Foccart. Delarue considérait le facteur ethnique comme le barrage le plus efficace contre Lumumba. « Le rapport de Lahaye, rédigé le 9 août 1960 au lendemain de son entretien avec “Monsieur Charles”, est sans équivoque : “La seule solution, selon Delarue, est de faire jouer actuellement les particularismes ethniques avec tous les risques que cela comporte de façon à isoler Lumumba”. Les services secrets français et belges misaient sur le succès d’une sécession Bakongo à la suite de celle de Moïse Tshombé au Katanga, de celle de Kalondji dans le Sud-Kasaï et celle de Bolikango dans la province de l’Équateur. » (Le Monde Afrique, « La Fabrique des barbouzes » : Brazzaville contre Lumumba, 17 mars 2015)
Le 8 août 1960, dans une résolution fortement influencée par les puissances occidentales, le Conseil de sécurité de l’ONU, tout en invitant la Belgique à retirer immédiatement ses troupes de la province du Katanga, déclarait que la sécession katangaise était un problème intérieur et que l’ONU ne devait pas intervenir pour influencer son issue.
Le lendemain, Albert Kalonji, sous l’influence de la Forminière, société sœur de l’Union minière du Haut Katanga, proclama l’indépendance de l’État minier du Sud Kasai. Et le gouvernement congolais dirigé par Patrice Lumumba ne pouvait que réagir pour la sauvegarde de l’intégrité territoriale de notre pays.
Lors de la séance du Conseil des ministres du 16 août à laquelle assistaient les présidents provinciaux, Barthélémy Mukenge, de la province du Kasaï, se plaignit de l’inaction du gouvernement central. Il signala au Conseil des ministres que Monsieur Kalonji avait réquisitionné environ 25 000 armes déjà mises à sa disposition et avec lesquelles il exterminait des villages entiers. « Je l’ai signalé à Monsieur le ministre de la Défense nationale [Lumumba], mais jusqu’à présent, rien n’a été fait par l’état-major général » disait-il pour conclure.
M. Kasavubu, tiraillé entre les tendances sécessionnistes de son parti et l’obligation de s’accommoder à ses fonctions de chef de l’État, fit pression pour que le gouvernement trouve illico une solution au problème de la désintégration du pays. Ainsi, dans une lettre du 24 août 1960, le président Kasavubu transmet au Premier ministre Lumumba la copie du rapport parlementaire et insistant sur l’urgence, lui demande d’agir et lui assure de son soutien. Dans sa lettre, le Président demande au Premier Ministre Lumumba de prendre « des mesures rapides et efficaces telles que proposées par ladite commission. Vous pouvez réunir votre Conseil des ministres. J’insiste sur l’urgence pour que cette affaire qui n’a que trop duré puisse trouver une solution adéquate. Je vous accorde tout mon appui. »
Le Conseil des ministres s’était donc réuni et avait pris la décision de s’engager militairement pour mettre fin l’implosion du pays du fait que l’ONU venait de décider qu’elle n’interviendrait pas. Il ne restait aux Congolais qu’une solution : mobiliser les forces de l’ANC, assistée par les troupes promises par les pays africains, pour réduire les sécessions.
Afin de ne pas donner le temps à Kalonji d’organiser davantage la sécession qu’il venait de proclamer avec le soutien de la Forminière, le Conseil des ministres décida de divertir une partie des troupes initialement organisées pour libérer le Katanga et de commencer par libérer Bakwanga en route dans l’offensive pour chasser les Belges du Katanga.
En guise de logistique, devant le refus de l’ONU, sous l’influence américaine, d’assister le gouvernement congolais, celui-ci ne pouvait qu’utiliser les avions et camions que le gouvernement soviétique venait de mettre à la disposition de l’ONU pour acheminer la nourriture au Congo. C’est ainsi que les troupes du groupement de Léopoldville ainsi que celles du 3e groupement de Stanleyville déplacées par des avions russes convergèrent sur Luluabourg.
Les troupes de l’Armée nationale congolaise entrèrent à Bakwanga sans coup férir le 24 août 1960 et se rendirent à la prison ou étaient internés les Congolais d’origine Lulua, qu’elles libérèrent (lire Catherine Hoskyns (1965), 194).
Sur le front du Katanga, les troupes congolaises ne rencontrèrent aucune résistance, également parce qu’elles étaient accueillies en libérateurs et que la gendarmerie katangaise n’était pas encore organisée. Il ne s’agissait alors que d’une trentaine d’hommes face à plus de 3000 soldats congolais. La Belgique ne pouvait prendre le risque d’affronter l’armée congolaise alors qu’officiellement elle devait quitter le Congo, suivant la décision du Conseil de sécurité.
Mais cette victoire militaire congolaise facile se transformera rapidement en désastre sur le plan diplomatique dans un contexte dominé par la Guerre froide ; ce sera aussi une catastrophe humaine sur le plan interne au Congo, parce que l’ANC tuera des civils.
En choisissant d’utiliser les avions et camions fournis par l’Union Sovietique, le Conseil des ministres introduisait un autre élément pour servir aux Américains d’alibi pour combattre Lumumba : les USA ne pouvaient pas tolérer que le gouvernement congolais réduise la sécession katangaise avec l’aide de l’Union soviétique. Cela était inacceptable. Ils ont donc réagi violemment.
Selon les USA, la neutralité du Congo était rompue par « l’intervention de l’Union soviétique ». Lumumba était présenté comme une personne beaucoup plus dangereuse que Fidel Castro, et les Américains conclurent que s’il n’était pas écarté dans les semaines suivantes, le Congo tomberait entre les mains des Soviétiques.
À partir d’Élisabethville où il s’est enfui, Albert Kalonji inonda le Kasaï d’une propagande demandant aux « jeunesses » de chasser les militaires, affirmant que les fusils que portaient ces derniers n’avaient pas de balles réelles.
La première attaque des soldats de l’ANC par les miliciens de Kalonji se produisit le dimanche. En réaction, les soldats de l’ANC se saisirent des Belges Charles Liétard (médecin) et d’un autre, connu par son sobriquet luba de Katengela, qu’ils déshabillèrent et fouettèrent en public. C’est durant ces incidents que survint la mort de David Odia, vice-président du Mouvement solidaire muluba, principal organisateur des milices kalonjistes. Mais les attaques des miliciens se multiplièrent et menèrent aux tueries des Congolais par des soldats de leur propre armée, non entraînés pour la retenue.
C’est ici que le rôle de Mobutu apparaît. Comme chef d’état-major de l’Armee nationale congolaise, il décida d’opter pour la manière musclée afin de répondre aux attaques des miliciens de Kalonji. Selon Brassine, cité par le rapport de la CNS, « en réalité, la principale responsabilité du massacre repose probablement sur Mobutu, qui était chef d’état-major. Certes, il n’a pas ordonné les massacres, mais c’est lui qui a organisé l’opération, se vantant de l’avoir fait seul, en dehors de tout conseiller militaire. »
D’après les informations tombées dans le domaine public à l’issue de la commission parlementaire belge sur l’assassinat de Lumumba, il est important de signaler ici qu’André Lahaye, commissaire de la Sûreté belge alors installé à Brazzaville, était en contact à la fois avec Élisabethville et Léopoldville où le lieutenant-colonel Louis Marlière, officier belge agissant comme conseiller du colonel Mobutu, jouait un rôle très actif dans les complots anti-Lumumba au mois d’août 1960. Il est donc évident que ce sont les services secrets français et belges qui ont, d’une part, conseillé Albert Kalonji dans sa propagande ayant transformé la population en chair à canon s’attaquant aux militaires, et d’autre part Mobutu pour une répression féroce.
Avec Mobutu et Kalonji agissant l’un en amont et l’autre en aval, les populations congolaises payèrent le prix de la trahison : près de 300 tués (lire Catherine Hoskyns, The Congo since Independence, page 194)
Au lieu de vouloir blâmer seulement le chef du gouvernement congolais, Lumumba, qui ne pouvait qu’envoyer l’armée pour libérer le Sud Kasai de l’ordre ethniciste de Kalonji persécutant tous les Congolais des membres des autres ethnies que la sienne ?
Pourquoi ne devrait-on pas mettre le doigt sur les responsabilités de la France et de la Belgique, dont les agents avaient décidé d’exacerber « les particularismes ethniques avec tous les risques que cela comporte » tout simplement pour arriver à isoler Lumumba ?
Pourquoi ne pas associer Kasavubu à cette prise de décision, lui qui avait promis de soutenir le gouvernement ?
Pourquoi ne pas blâmer Mobutu, qui avait commandé directement la prise de la ville par l’armée et exigé des officiers de répondre avec fermeté aux attaques des miliciens ?
Après tout, la plus grande responsabilité dans la tuerie des civils ne revient-elle pas à Albert Kalonji, celui qui voulait faire de la population de la chair à canon ?
J’invite tous ceux qui veulent blâmer Patrice Lumumba pour, prétendument, avoir fait tuer des civils à Bakwanga dans les accrochages entre l’armée et les miliciens de Kalonji, à bien lire l’histoire du Congo, dont ces pages constituent une modeste contribution.
Ci-dessous, les incidents de Bonzo et Kasengulu (extrait d’une documentation en mémoire de Benoît Verhaegen)
(À suivre)
À PROPOS DE LA PRÉSENCE PRÉTENDUMENT FORTUITE DANS LA BANDE DES ASSASSINS
M. Jonas Mukamba prétend s’est retrouvé par hasard dans l’avion qui transportait Patrice Lumumba et ses compagnons vers la mort. Or, il figurait bel et bien dans le groupe des adversaires les plus farouches de Patrice Lumumba !
D’après une interview qu’il avait accordée à Van Lierde en février 1960 avant la révélation de la mort de Lumumba, il ne pouvait que figurer parmi ses tortionnaires. En effet, il y affirme avoir rendu « visite » à trois reprises à Patrice Lumumba à Thysville, quelques jours avant son transfert. Ces visites étaient-elles des visites d’amitié ? Depuis lors, il n’a plus parlé de ces visites, durant lesquelles, selon le texte de l’interview, il attaqua Lumumba au sujet de « l’envoi de troupes contre les Baluba du Kasai ». Qui était criminel, sachant que Kasa-Vubu, Mobutu et Bomboko avaient été aussi d’accord ? Pourquoi la haine seulement envers Lumumba ?
Dans cette interview, il n’avait pas manqué de révéler qu’il existait une compétition farouche entre deux de ses confidents : d’une part, Albert Kalonji, qui voulait un transfert de Lumumba vers Bakwanga « où il serait immédiatement tué sur la place publique, ensuite découpé en petits morceaux (sic) de manière que chaque muluba puisse en manger », et, d’autre part, Munongo, qui disait que c’était « un honneur pour les autorités du Katanga d’abattre cet homme sur la terre katangaise » et qu’ils ne laisseraient cet honneur à personne d’autre. Il savait donc que Patrice Lumumba allait être transféré en un lieu où il serait tué.
Il a déjà tenté de raconter sa version des « souvenirs » d’une rencontre fortuite avec Lumumba dans l’avion de la mort à la Conférence nationale, mais celle-ci l’avait rejetée. Ci-dessous, un extrait du rapport de la CNS sur les assassinats et violations des droits humains (p. 43-44)
« il est entendu que, pour le Commissaire MUKABA, selon son témoignage … sa présence dans l’avion fatidique fut un fait du hasard. Qu’il ne savait pas faire partie d’une mission et qu’il était étonné de ce qui se passait relativement à la torture corporelle des trois détenus par les militaires à bord de l’avion. Que c’est par hasard qu’il reconnaîtra Patrice après le décollage de l’appareil [de Moanda], mais qu’il ne lui a pas parlé. À luano à Elizabethville, il a vu MUNONGO, le temps de descendre de l’avion, KAZADI a disparu et il n’a plus revu les trois personnes bandées. Immédiatement après, il était descendu à l’hôtel pour attendre son voyage de Bakwanga qu’il a entrepris le lendemain. »
Rien n’était dû au hasard. Un plan de transfert des prisonniers avait déjà été discuté entre les agents de la Sabena (agents de la sûreté belge camouflés) et Nendaka, Kandolo ainsi que leurs conseillers belges le 16 janvier 1960. Comme le transfert à Bakwanga était très risqué du fait de la présence de troupes de l’ONU signalée au petit aéroport de la ville, sur ordre de Nendaka au pilote XXXXXXX, l’avion s’était envolé de Moanda en prenant la direction d’Elizabethville, chez Munongo.
Le manque de sincérité des allégations de Jonas Mukamba fut constaté en confrontant celles-ci à celles des autres témoins alors vivants et ayant accepté de parler à la Commission de la CNS. Ainsi, dans l’ordre de mission détenu par M. Victor NENDAKA, il était écrit que celui-ci devrait confier les prisonniers, LUMUMBA et compagnons, à KAZADI et MUKAMBA, qui devaient le conduire à Bakwanga ou à Elizabethville.
Par ailleurs, contrairement à son « souvenir », selon lequel il n’avait plus revu KAZADI à Elizabethville, des témoins l’avaient vu dans la soirée du 17 janvier 1961 avec M. KAZADI, fêtant la réussite de la mission chez le ministre Cléophas MUKEBA (Ministre du Katanga mais membre du MNC-Kalonji). Il a reconnu ce fait.
Certes, beaucoup parmi les anciens acteurs de cette tragédie du Congo ne sont plus, mais tôt ou tard la justice sera rendue, comme l’avait dit le rapport de l’ONU sur ces assassinats :
The Commission wishes to put on record its view that President Kasavubu and his aides [Mobutu,Bomboko, NEndaka, etc.], ,on the one hand, and the provincial government of Katanga headed by Mr. Tshombe on the other, should not escape responsibility for the death of Mr. Lumumba, Mr. Okito, and Mr. Mpolo. For Mr. Kasavubu and his aides had handed over Mr. Lumumba and his colleagues to the Katanga authorities knowing full well, in doing so, that they were throwing them into the hands of their bitterest political enemies. The government of the province of Katanga in turn not only failed to safeguard the lives of the three prisoners but also had, by its action, contributed, directly or indirectly, to the murder of the prisoners.
(U.N. Report, 11/11/61, p. 118)
La Commission souhaite faire savoir qu’elle estime que le président Kasavubu et ses collaborateurs [Mobutu, Bomboko, Nendaka, etc.], d’une part, et le gouvernement provincial du Katanga dirigé par M. Tshombe, d’autre part, ne devraient pas échapper à leur responsabilité dans la mort de M. Lumumba, M. Okito et M. Mpolo. Car M. Kasavubu et ses collaborateurs avaient remis M. Lumumba et ses collègues aux autorités du Katanga en sachant très bien qu’ils les livraient ainsi à leurs pires ennemis politiques. Le gouvernement de la province du Katanga, à son tour, non seulement n’a pas réussi à sauver la vie des trois prisonniers, mais a également, par son action, contribué, directement ou indirectement, à l’assassinat des prisonniers.
(Rapport de l’ONU, 11/11/61, p. 118)