POLITIQUE
[Exclusif] RDC : Fortunat Biselele et ses connexions rwandaises devenues gênantes
« Fortunat Biselele : les secrets d’une disgrâce » (2/2). L’ancien puissant conseiller privé de Félix Tshisekedi fut, au début du mandat du président, un intermédiaire incontournable entre Kigali et Kinshasa. L’ANR l’a questionné sur ses relations avec certains des principaux sécurocrates rwandais.
1 juin 2023 à 12:38
Par Jeune Afrique
Mis à jour le 1 juin 2023 à 12:42

Jugé dès le 6 juin devant le tribunal de grande instance de Kinshasa-Gombe, Fortunat Biselele, dit Bifort, devra répondre d’accusations de « trahison, d’atteinte à la sûreté de l’État et de propagation de fausses nouvelles ». Après la chute de François Beya, en février 2022, une nouvelle procédure vise un autre des personnages les plus puissants de l’entourage de Félix Tshisekedi. Et elle cible particulièrement les liens qui unissent Bifort à une partie de l’establishment politique et sécuritaire rwandais depuis plus de vingt-cinq ans.
D’abord utile dans un contexte de rapprochement politique, économique et sécuritaire avec le Rwanda, le carnet d’adresses de Fortunat Biselele à Kigali va progressivement devenir un handicap au sein de la présidence congolaise, qui accuse son voisin de soutenir les rebelles du M23. La majeure partie des trois interrogatoires qu’il a subis entre le 14 et le 17 janvier dans les locaux de l’Agence nationale de renseignement (ANR) a d’ailleurs été consacrée à ses connexions rwandaises.
De Kabarebe à Karegeya
Le 14 janvier, Fortunat Biselele raconte avoir commencé à établir, au milieu des années 1990, des liens avec certains cadres des milieux sécuritaires rwandais. Après quelques années passées à Bukavu et à Goma, où il vit de petits commerces – il achète notamment les véhicules de certains réfugiés arrivés au Congo après le génocide des Tutsi du Rwanda afin de les revendre plus cher –, il regagne Kinshasa. Lorsque l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL), la rébellion conduite par Laurent-Désiré Kabila et soutenue par le Rwanda et l’Ouganda, prend le pouvoir en mai 1997, de nombreux haut gradés rwandais prennent leurs quartiers dans la capitale congolaise.
Selon ses propres dires, Bifort se rapproche d’eux par l’intermédiaire d’un ami cambiste, un rwandophone du nom de Tipe Buto, qu’il présente comme très introduit au sein de l’état-major de l’AFDL. Ce dernier lui permet de rencontrer Bizima Karaha, ministre des Affaires étrangères de Laurent-Désiré Kabila, Patrick Karegeya, patron du renseignement rwandais jusqu’à sa disgrâce en 2007, ou encore Azarias Ruberwa, vice-président lors de la transition, puis ministre de Joseph Kabila.À LIREPaul Kagame : diplomates, militaires, politiques… Le premier cercle du président rwandais
Mais l’officier rwandais avec lequel Bifort dit avoir noué à l’époque la relation la plus étroite n’est autre que James Kabarebe, qui a conduit les opérations de l’AFDL avant de devenir chef d’état-major de l’armée congolaise en 1997. Ce dernier – aujourd’hui conseiller en matière de sécurité du président Paul Kagame – est alors installé dans une résidence au Roméo Golf de Kinshasa, où défilent plusieurs cadres militaires, dont Joseph Kabila.
« Je me suis retrouvé au milieu de ces gens, un peu comme un agent de renseignement, en leur indiquant les résidences des personnes dont ils avaient besoin. Je faisais plusieurs de leurs courses », décrit-il. En juillet 1998, lorsque Laurent-Désiré Kabila congédie ses anciens soutiens rwandais, Biselele quitte lui aussi la capitale sur les conseils de James Kabarebe qui, assure-t-il, lui explique que sa sécurité personnelle est menacée. Aux enquêteurs, Bifort assure être resté marqué par cet épisode, Kabarebe lui ayant alors « sauvé la vie ».
Rencontre avec les Tshisekedi
Toujours selon son récit, Fortunat Biselele rejoint alors Goma, où s’organise une nouvelle rébellion : le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD). Il est alors directeur du protocole d’Adolphe Onusumba, président du RCD-Goma à partir de la fin de 2000. Il conteste toutefois avoir joué « un rôle prépondérant » au sein du mouvement, assurant qu’il s’agissait pour lui de bénéficier d’une « étiquette » afin de pouvoir continuer à faire des affaires dans une région alors sous le contrôle de cette rébellion.
Biselele, qui dispose tout de même à l’époque d’un passeport de service rwandais, fera aussi partie de la délégation du RCD chargée de négocier à Sun City, en Afrique du Sud, les accords de paix qui seront signés en 2002. C’est à cette période qu’il fait la connaissance d’Étienne Tshisekedi et de son fils, Félix. « Depuis, on ne s’est jamais séparés », déclare-t-il. De cette période tumultueuse au cours de laquelle il se tisse un solide réseau de Kinshasa à Kigali, Biselele conserve des amitiés et, surtout, des relais.À LIRERDC-Rwanda : le casse-tête de Félix Tshisekedi
Ces contacts vont s’avérer précieux au début du mandat de Félix Tshisekedi. À cette époque, la RDC et le Rwanda intensifient leur partage d’informations sécuritaires sensibles. Et l’un des canaux privilégiés pour ces communications n’est autre que Fortunat Biselele, lequel se rend à plusieurs reprises à Kigali dans ce cadre. Parmi ses interlocuteurs figurent notamment James Kabarebe mais aussi Joseph Nzabamwita, le patron du NISS, les services de renseignement extérieurs rwandais, dont il dit avoir fait la connaissance en 2019.
Aux enquêteurs qui semblent lui reprocher ces connexions avec des sécurocrates rwandais, Bifort rétorque presque systématiquement que ces échanges, qui se sont déroulés avant le début de la guerre avec le M23, ont eu lieu avec l’assentiment du chef de l’État congolais. « Nous étions dans une logique de coopération, à cette époque-là, le président lui-même savait que j’étais en contact avec ces gens », souligne-t-il le 17 janvier, en conclusion du premier de ses deux interrogatoires, ajoutant qu’il a, depuis la crise diplomatique, coupé tout contact avec ses interlocuteurs rwandais.
Messages passés au crible
Les renseignements congolais ne cessent d’insister sur différents messages passés entre des sécurocrates rwandais et Biselele, ainsi que sur les services qu’il leur aurait supposément rendus. Lors des auditions, les agents de l’ANR lui demandent si ces allers-retours prouvent qu’il serait « redevable » envers le Rwanda, ce que l’intéressé conteste fermement. « Les relations congolo-rwandaises ont été en dents de scie. Lorsque le président Tshisekedi fait revenir Rwandair, les billets sont moins chers et la population applaudit. Lors de l’éruption volcanique à Goma [en mai 2021], Kagame arrive, nos frères applaudissent, on ne dit pas que je suis un traître », se défend-il.À LIRERDC-Rwanda : ce que prévoit l’accord pour le rapatriement des ex-combattants du M23
Parmi les nombreux éléments qui intéressent les enquêteurs figurent plusieurs missives que Biselele et James Kabarebe, ou encore Joseph Nzabamwita, se sont envoyées. Le 12 novembre 2019, Bifort aurait, selon les enquêteurs, transmis un rapport à Kabarebe ainsi qu’une vidéo relative aux activités des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), mouvement armé actif dans l’est de la RDC et hostile à Kigali.
D’après l’ANR, partager ce contenu avec le Rwanda alors qu’il ne faisait pas partie de l’équipe conjointe de renseignement revenait à aller « à l’encontre de la position du gouvernement » selon laquelle « les FDLR n’existent plus ou ne sont plus actifs du fait de la mutualisation des forces avec le Rwanda ». « Cela s’est passé pendant la période où nous échangions des informations sensibles [avec Kigali] […]. Eux aussi nous ont donné des tonnes d’informations, notamment la tentative de déstabilisation du président Félix Tshisekedi par l’ancien régime », rétorque Biselele, qui assure que le chef de l’État était au courant.
Idem lorsque l’ancien conseiller parle à ses interlocuteurs rwandais, en mai 2021, de l’accord conclu avec l’Ouganda pour la construction de plusieurs tronçons de route entre Beni et Butembo et entre Bunagana et Goma. Ce projet suscite alors l’ire du Rwanda, qui y voit une menace pour sa sécurité, alors que Kigali est à couteaux tirés avec Kampala. « Le chef avait opté pour la transparence, il fallait informer les Rwandais pour éviter le malentendu », dévoile cette fois-ci l’ancien « privé ».
« Collaboration clandestine »
Les exemples d’échanges jugés problématiques par l’ANR sont nombreux. Tour à tour, les interlocuteurs rwandais de Fortunat Biselele lui suggèrent d’introduire certaines personnalités auprès de Félix Tshisekedi, de rendre des services ou de collaborer étroitement avec d’autres, tel le général Gabriel Amisi Kumba, alias Tango Four, dont Biselele assure qu’il lui a permis de déjouer un coup d’État supposément préparé par le général John Numbi, aujourd’hui en exil.À LIRERDC : l’étau se resserre autour de John Numbi, le plus influent des généraux de Kabila
Pour les enquêteurs, ce type de service sort du cadre d’une mutualisation des efforts. S’il reconnaît l’existence de ces divers échanges avant la rupture diplomatique entre la RDC et le Rwanda, l’ancien bras droit de Félix Tshisekedi en défend la pertinence. « Avec Kabarebe, j’ai toujours eu l’impression de gagner dans cette relation », explique-t-il, en référence aux informations qu’il recevait en retour.
Ces explications ne semblent qu’à moitié convaincre l’ANR. Selon la note de l’OPJ rédigée à l’issue des auditions, l’ancien conseiller « n’a pas apporté de preuves de l’autorisation lui ayant été accordée par le gouvernement » pour partager des données sensibles avec Kigali. Le même document décrit une « collaboration clandestine avec ses amis du service rwandais, et ce, au préjudice de la République ».
L’exfiltration de Tshibangu
Enfin, pour étayer leurs accusations de « trahison », les agents de l’ANR évoquent deux événements récents. Le premier se déroule le 28 octobre 2022. La ville de Kibumba est alors en train de tomber sous le contrôle des rebelles du M23. Or cette localité se situe à une vingtaine de kilomètres de Goma, où le mandataire spécial du chef de l’État, le professeur Serge Tshibangu, se trouve. Le conseiller de Tshisekedi somme ce dernier de regagner au plus vite Kinshasa, laissant entendre que Goma pourrait très prochainement tomber entre les mains des rebelles.
Selon la note de l’OPJ, Fortunat Biselele sollicite alors l’aide du chef de la maison militaire, le général Franck Ntumba, pour exfiltrer Tshibangu. « Il va de soi que ses déclarations ont semé la panique dans la haute sphère de l’armée », peut-on lire sur ce document. Biselele s’en défend et assure avoir voulu protéger Serge Tshibangu, qu’il qualifie de « frère » et qui, quelques jours plus tôt, avait réaffirmé que le gouvernement ne négocierait pas avec les rebelles.
Bifort se voit également reprocher des propos tenus un mois et demi plus tard. Après que, dans son discours à la nation, le 10 décembre 2022, Félix Tshisekedi a dénoncé les « velléités expansionnistes du Rwanda », Biselele se serait exclamé, selon la note de l’OPJ : « On va le tuer, Kagame ne blague pas, pourquoi a-t-il dit ça ? » Des mots jugés « de nature à démoraliser la nation ». S’il conteste avoir demandé pourquoi le président avait fait une telle déclaration, Biselele reconnaît avoir dit : « Kagame va tenter de tuer le chef de l’État, je le connais. »