Cher Compatriote Sekimonyo,
L’extrait suivant est tiré d’un de vos messages :
Il y a plus d’un demi-siècle, Patrice Lumumba, un autodidacte, a anticipé l’importance d’un développement économique rapide pour une indépendance significative. Pourtant, il reste déconcertant de constater que les Congolais n’ont pas pleinement saisi cet aspect crucial.
Pourquoi le message d’avertissement de Lumumba a du mal à s’imprégner de la conscience contemporaine, même plus que chez les illettrés d’il y a 60 ans ? (Jo M. Sekimonyo,Tribune de Jo Sekimonyo)
Nous nous nous permettons de vous féliciter pour ce regard rétrospectif et plein de justesse sur Patrice Lumumba, car la vision de celui-ci mérite d’être continuée et réalisée. Le CET, en tant que groupe de réflexion et d’action de patriotes congolais, s’est investi dans cette voie.
Pour répondre à votre question de savoir pourquoi les élites congolaises avaient ignoré le conseil de Lumumba [et continuent de l’ignorer encore aujourd’hui] nous allons examiner le rôle de la bourgeoisie compradore au sein d’un État sous-développé.
Ce message, écrit au nom du CET, comprendra les points ci-après : (1) la vision et le programme développementaliste de Lumumba ; (2) l’hostilité belge au projet de société de Lumumba ; (3) erreur historique de la bourgeoisie congolaise en 1960 ;(4) la voie à suivre pour parachever la construction d’une nation indépendante et engagée dans le développement et la démocratie suivant la vision de Lumumba.
Avant d’aborder les détails des points ci-dessus évoqués, nous demandons aux cadres congolais de prendre conscience qu’Il est temps de considérer la période post-Lumumba comme une parenthèse où le pays s’est globalement fourvoyé. Nous proposons de fermer cette parenthèse par l’installation d’un exécutif technocratique de transition afin de revenir aux fondamentaux de la vision de Lumumba pour lancer notre pays sur les bons rails et lui faire bénéficier d’une structure de base solide, afin qu’il puisse enfin construire son avenir avec sérénité (cf. Le texte fondateur du CET , Stratégies du CET pour le developpment)
Revenons aux détails !
VISION DEVELOPPEMENTALISTE DE LUMUMBA
En effet, le 30 juin 1960, Patrice Lumumba avait prononcé un grand discours, considéré par beaucoup comme l’acte de naissance du Congo moderne. Mais combien de cadres congolais l’ont-ils lu et relu pour bien en appréhender la quintessence ?
Le discours de Lumumba souligne le rôle moteur de l’État dans le développement socio-économique, d’une société socialement juste, de l’État de droit et démocratique.
Ci-dessous, un passage extrait du texte fondateur du discours de Lumumba (retrouvé en 2012 dans les archives de la SGB !) :

« La République du Congo a été proclamée et notre cher pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants.
Ensemble, mes frères, mes sœurs,
- Nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur.
- Nous allons établir ensemble la justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste rémunération de son travail.
- Nous allons montrer au monde ce que peut faire l’homme noir quand il travaille dans la liberté, et nous allons faire du Congo le centre de rayonnement de l’Afrique tout entière.
- Nous allons veiller à ce que les terres de notre patrie profitent véritablement à ses -enfants.
- Nous allons revoir toutes les lois d’autrefois et en faire de nouvelles qui seront justes et nobles.
- Nous allons mettre fin à l’oppression de la pensée libre et faire en sorte que tous les citoyens puissent jouir pleinement des libertés fondamentales prévues dans la Déclaration des droits de l’homme.
Ce n’était pas le genre de discours démagogique fait pour plaire au public. En effet, le parti politique de Lumumba avait déjà un programme développementaliste, défini dans ses grandes lignes. En voici un extrait :
(1) le réinvestissement sur place de tous les bénéfices réalisés par les entreprises nationales ; (2) l’accélération du programme d’industrialisation ; (3) l’octroi par l’État congolais de nombreuses bourses d’études aux nationaux ; (4) la suppression du cautionnement actuel de 50 000 F pour tout Congolais désirant aller se perfectionner à l’étranger ; (5) l’octroi de nombreux prêts aux classes moyennes congolaises ; (6) l’organisation d’un enseignement obligatoire et gratuit à tous les degrés […]
Certes, dans ses discours Patrice Lumumba n’avait jamais parle de l’Etat développementaliste, nous ne faisons que conceptualiser.
HOSTILITE BELGE A LA VISION DE LUMUMBA
Le discours de Lumumba était un discours nationaliste, et certainement pas communiste. Il ne pouvait constituer une menace que pour ceux qui voulaient perpétuer la domination sur le Congo. C’est précisément le cas du monarque belge, qui écrivit ce qui suit à M. Eyskens, le Premier Ministre belge ; et ce, juste avant la conférence de la Table Ronde :
« Si – ce qu’à Dieu ne plaise – nous devions perdre l’incomparable patrimoine que nous a légué le génie de Léopold II et qui, jusqu’à présent, fait notre orgueil, la Belgique en subirait un préjudice moral et matériel incalculable, et les responsables de cet abandon encourraient une unanime réprobation[i] »
À la Table ronde, la délégation du MNC-Lumumba, le parti qui avait une audience dans toutes les provinces, ne passera de deux à trois personnes [sur 44 participants congolais !] qu’après la libération de Lumumba ( la Belgique avait d’abord tenté de l’écarter des négociations en l’emprisonnant ) et son arrivée à la conférence le 27 janvier 1960. La grande partie des participants a la conférence de négociations pour l’indépendance était donc constituée des Congolais loyaux à la Belgique et de leurs conseillers belges.
Malgré tout, à la Table ronde, Patrice Lumumba réussira à galvaniser les Congolais pour la préservation de l’unité territoriale du Congo après la proclamation de l’indépendance. Néanmoins, après la proclamation la proclamation des résultats des elections législatives dont Patrice Lumumba étant le grand vainqueur, le législateur belge modifie la loi fondamentale par la loi 16 juin 1960, permettant aux élus sécessionnistes de décider du sort de leur province sans répondre aux exigences de deux tiers de voix convenues à la Table ronde.
L’hostilité belge au programme développementaliste de Lumumba se dévoile davantage au grand jour le 27 juin 1960, soit trois jours avant le transfert de la souveraineté aux autorités congolaises, dont Patrice Lumumba, déjà désigné Premier Ministre depuis trois jours. Les autorités belges décident alors unilatéralement, en violation des accords des Table Rondes politique et économique, de nationaliser plus de 500 compagnies congolaises, dissoudre des compagnies à charte (faisant perdre malicieusement des parts dans l’UMHK à l’État congolais) et confisquer le portefeuille congolais, privant ainsi le futur État des ressources financières pour permettre le développement. Ce sont là des actions déterminantes dans le blocage du développement du Congo post-colonial (cf. H. Vander Eycken, F. Vander Vorst, Le blocage de la croissance en République démocratique du Congo)
Ceci est d’ailleurs corroboré par la conclusion du rapport de la commission parlementaire belge visant à déterminer les circonstances exactes de l’assassinat de Patrice Lumumba et l’implication éventuelle de responsables politiques belges (publié en 2001, quatre décennies après l’assassinat de Lumumba). On y trouve l’extrait ci-après pour expliquer les actions de déstabilisation menées par la Belgique à travers l’organisation de sécessions au Congo à partir de juin 1960 :
« Ce n’est pas tant la sécession en soi qui constitue un objectif à cet égard que la restructuration confédérale du Congo, par laquelle le gouvernement belge espère enlever à Lumumba et à son mouvement unitaire, le MNC, le fondement de leur pouvoir et la base économique de celui-ci. »
Ainsi, les parlementaires belges ont admis de manière explicite que l’hostilité de leur État contre Lumumba, ayant conduit à l’assassinat de ce dernier suivi du découpage de son corps en morceaux qui seront dilués dans l’acide, n’était qu’une manifestation d’hostilité contre le projet de société développementaliste de Lumumba.
ERREUR HISTORIQUE DE LA BOURGEOISIE CONGOLAISE A LA DECOLONISATION
Les élites congolaises étaient formées pour servir d’auxiliaires aux agents coloniaux pour l’exploitation du Congo.
Par élites il faut entendre des personnes qui exercent le « pouvoir » dans une société, c’est-à-dire qui ont une influence dominante sur la définition et la production des décisions publiques. Les élites politiques congolaises de 1960 sont issues de la classe des évolués.
Karl Marx définit la société capitaliste comme étant composée principalement de deux classes antagoniques : la bourgeoise (propriétaires du capital et des moyens de production sociale) et le prolétariat (dont les membres ne possèdent ni capital ni moyens de production et doit donc, pour subvenir à leurs besoins, vendre leur travail).
Toutefois, l’auteur susmentionné a aussi défini une « classe transitoire » [des auxilliaires]. C’est la petite bourgeoisie, une classe qui se situe entre les deux classes, tant par ses intérêts que par sa situation sociale. Cette classe intermédiaire représente une forme distincte d’organisation sociale, dans laquelle la petite propriété productive est mêlée au travail familial et au travail intellectuel. Les petits commerçants, artisans indépendants, les intellectuels ne vivant que de leurs salaires sont les éléments qui en font partie. Les membres de cette classe aspirent à accéder à la bourgeoisie.
Comme le reconnaît Karl Marx dans son ouvrage historique de 1847 (Le manifeste du Parti communiste), « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire ».[ii] Plus proche de nous, dans l’histoire de la décolonisation, ce sont les membres des bourgeoisies nationales qui ont mené la charge pour la décolonisation des pays d’Asie et d’Afrique.
Parmi les caractères distinctifs de la colonisation belge qui ont hypothéqué à long terme la stabilité et le développement de la RDC, figure la négligence de la formation d’une vraie bourgeoisie locale. Ainsi, jusqu’à l’indépendance, le capital et les moyens de production appartiennent uniquement aux Européens.
C’est seulement à l’aube de la décolonisation que le terme discriminatoire d’« évolué » sera remplacé par « classe moyenne ». Les membres de la classe moyenne congolaise, soit la petite bourgeoisie, comprendront ainsi « des Congolais possédant un minimum d’instruction et de manières occidentales ( pouvant s’exprimer en français) pour servir d’auxiliaires aux agents coloniaux dans l’exploitation du Congo belge. (cf. Maurel).
Il faut noter que lors de la décolonisation du Congo belge, contrairement aux petites bourgeoisies dans les colonies britanniques et françaises, la petite bourgeoisie congolaise ne dispose d’aucun moyen de production (nombre réduit de commerçants congolais) , n’est pas suffisamment formée et n’a même pas bénéficié d’une expérience politique à l’étranger (les évolués Congolais étaient quasi interdits de voyager) comme Senghor, Kwame Nkrumah, Nyerere.
Ainsi, la petite bourgeoisie congolaise est principalement une bourgeoisie bureaucratique, une bourgeoisie qui accumule son capital en utilisant ses fonctions dans l’appareil d’État. Sa principale forme initiale d’accumulation sera donc la corruption. Par ailleurs, cette bourgeoisie est compradore, car elle a pour rôle d’aider la grande bourgeoisie étrangère.
Frantz Fanon écrivait que « dans un pays sous-développé, une bourgeoisie nationale authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la vocation à laquelle elle était destinée, de se mettre à l’école du peuple, c’est-à-dire de mettre à la disposition du peuple le capital intellectuel et technique qu’elle a arraché lors de son passage dans les universités coloniales.[iii] »
Malheureusement, dans le cas du Congo, en tant que classe, la petite bourgeoisie ne se départira pas de sa vocation de servir la Belgique. Au lieu d’adopter une posture avant-gardiste prête à creuser dans le roc la voie pour le développement de la nation, elle gardera celle de suiviste sans mettre en cause sa loyauté à la Belgique pour la pérennité de la domination belge sur le Congo.
Faut-il rappeler que les discours d’émancipation du groupe de Conscience africaine et de l’Abako étaient l’œuvre des Belges ? Avec le recul de temps, il sera connu que la publication de ce manifeste avait été initiée et financée par le Parti Social-Chrétien de la Belgique. Ni Iléo ni le Cardinal Malula, Ngalula ou autres n’ont jamais de leurs vivant essayé de réfuter les affirmations de Joseph Nicaise (ancien professeur de Lovanium) qui s’est présenté comme l’homme ayant été le pivot de l’action ayant abouti à cette publication. Un grand nombre d’auteur scientifiques notamment Verhaegen et Young, ont confirmé dans leurs écrits que le Manifeste fut une œuvre d’inspiration européenne et plus précisément du PSC. Toutefois, on ne peut denier a ces congolais le mérite d’avoir participé au projet.
Malgré ses origines européennes, le Manifeste de Conscience Africaine a joué un rôle dans le développement de la conscience nationale des Congolais dans la période de décolonisation.
Apres avoir étudié soigneusement le Manifeste de conscience africaine au sein des commissions pendant près de deux mois, le 23 aout 1956, Joseph Kasavubu fait un exposé du contre manifeste de l’Abako durant une assemblée générale à laquelle participèrent trois européens. Il s’agit de Jean Toldeur ( commissaire de district), Jean Cordy(Administrateur de territoire conseiller de l’Abako et l’avocat Jacques Nyns. Le lendemain le contre Manifeste de l’Abako était publié par un journal pro-européens mains anticlérical, l’Avenir.
Par ailleurs, la petite bourgeoisie congolaise, dans sa majorité, ne montre son engouement pour l’indépendance qu’après le discours du roi des Belges du 13 janvier 1959 sur le lancement du processus d’indépendance au Congo. Jusqu’à la déclaration gouvernementale, il n’existait que cinq partis politiques, l’Abako n’ayant été qu’une organisation culturelle. Il s’agissait des partis suivants : Interfédérale, le Mouvement National Congolais, l’Union Congolaise, l’Action Socialiste et le Centre de Regroupement Africain. Toutefois, à la fin de l’année on comptera déjà une quarantaine des partis dont le programme est parfois réduit en un seul mot ( indépendance) mais qui compte très peu d’adhérents . A l’exception du MNC, chaque parti a son conseiller belge !
A la conférence de la Table ronde politique, la majorité de la classe politique accepte que le roi des Belges continue de demeurer le chef de l’État du Congo postcolonial ! Or, les Belges eux-mêmes avaient déjà décidé de passer rapidement les commandes politiques aux Congolais (la date du 30 juin 1960 avait été proposée par la Belgique aux Congolais) en gardant les commandes économiques.
Avant la proclamation des résultats des élections (le 5 juin 1960), sous l’influence des dirigeants coloniaux, un cartel d’union nationale anti-Lumumba réunissant la quasi-totalité des grandes formations politiques était créé. L’objectif consistait à barrer la route du pouvoir à Lumumba, pour ne pas appliquer son projet de société.
Après la proclamation des résultats des élections législatives donnant la victoire incontestable à Lumumba (son parti est le seul sur tout le territoire national avec un tiers des sièges), ce dernier est contraint de former un gouvernement d’union nationale avec les membres de ce cartel contre lui, membres de la petite bourgeoisie bureaucratique et compradore attendant la première occasion pour trahir sa vision développementaliste pour le Congo au profit du néocolonialisme belge.
Même après la confiscation du portefeuille congolais par la Belgique, trois jours avant l’accession du pays à la souveraineté internationale, une large part de la petite bourgeoisie congolaise demeure loyale à la Belgique et hostile à la vision de Lumumba pour l’édification de la nation – vision qu’elle a qualifiée de « dangereuse » et de « communiste ».
Cette erreur historique de la bourgeoisie de l’époque doit être rectifiée. Il est plus que temps.
[i] G. Vanthemsche,La Belgique et le Congo (1885-1980), L’impact de la colonie sur la métropole, p. 166
[ii] Ibid.
[iii] F. Fanon, Les damnés de la terre.