En RDC, Félix Tshisekedi ou l’âge de la majorité
Conflit avec le M23, remaniement de son gouvernement, gestion de ses alliés… Après une campagne clivante mais victorieuse, le président congolais va devoir s’atteler à plusieurs chantiers urgents.


Publié le 29 janvier 2024Lecture : 10 minutes.
Il fallait savoir jouer des coudes, ce 31 décembre, pour se frayer un chemin dans l’un des salons du QG de campagne de Félix Tshisekedi. Il est 16h15, en ce dernier jour de l’année 2023, et Denis Kadima, le président de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni), vient d’officialiser ce dont tout le monde était déjà convaincu : au terme d’un scrutin qui s’est par endroits étendu sur plus de six jours, le président sortant l’a largement emporté.
Membres de la famille du chef de l’État, proches collaborateurs, ministres… Les happy few présents dans la salle exultent et se bousculent pour saluer le vainqueur. Augustin Kabuya, secrétaire général de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS, le parti présidentiel), est le premier à avoir droit à une accolade. Suivent Jean-Pierre Bemba, vice-Premier ministre chargé de la Défense ; Sama Lukonde Kyenge, le Premier ministre ; Vital Kamerhe, l’ancien directeur de cabinet devenu vice-Premier ministre chargé de l’Économie… Tous veulent figurer sur les images immortalisées par la RTNC, la chaîne nationale. Tous espèrent aussi avoir un rôle à jouer dans le nouveau quinquennat.
Tshisekedi tout-puissant
Car ce 31 décembre est aussi le début de l’acte II de l’ère Tshisekedi. Si les nombreuses irrégularités dénoncées par l’opposition et les Églises, ainsi que les cas de fraude soulevés par la commission électorale, ont entaché le processus dans son ensemble, ils n’ont pas convaincu la Cour constitutionnelle qu’il était nécessaire de contredire la Ceni : le président est parvenu à reléguer l’ensemble de ses concurrents au second plan. Loin, très loin derrière les 73,47% dont il a été crédité.A lire :
Comment le pouvoir a changé Félix Tshisekedi
En l’espace de cinq années, tout a changé pour Félix Tshisekedi. Il n’est plus ce président sous l’influence de Joseph Kabila et dont tous doutaient du sens tactique, mais un chef doté des pleins pouvoirs, qui a su s’appuyer sur la puissante machine d’État pour mener une campagne aussi efficace que clivante. Jouant volontiers sur le registre nationaliste, voire identitaire, il a également su imposer ses thèmes dans le débat – notamment celui de l’existence supposée de « candidats de l’étranger » –, forçant ses adversaires à se positionner et marquant des points dans l’opinion.
Simple posture ?
Critiqué en raison de l’échec de sa politique sécuritaire, Félix Tshisekedi s’est mué, ces derniers mois, en chef de guerre sûr de sa force et prêt à en découdre avec le voisin rwandais, accusé de soutenir les rebelles du M23 dans l’est de la RDC. Cette rhétorique a trouvé un certain écho dans la population congolaise. Tenait-elle du discours de campagne, ou présage-t-elle de la tonalité de ce que sera ce second mandat ?
Largement réélu et assis sur une large majorité à l’Assemblée nationale, Félix Tshisekedi a désormais les mains libres. Et nul doute que la question sécuritaire figure tout en haut de la pile des dossiers qui l’attendent. Ramener la paix dans l’Est avait été l’une de ses principales promesses en 2018, et son échec constitue l’une des déceptions majeures du quinquennat qui vient de s’achever.A lire :
Dans ce domaine, le président a longtemps semblé tâtonner. En témoigne le maintien de l’état de siège dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri. Proclamée en mai 2021 « sans planification stratégique préalable » (dixit un rapport parlementaire), cette mesure d’exception n’a pas permis d’améliorer la situation. En octobre 2023, à deux mois du scrutin, Félix Tshisekedi s’était d’ailleurs résolu à annoncer son allègement « progressif et graduel » tout en maintenant les deux provinces sous administration militaire.
Ira-t-il jusqu’au bout de sa démarche, alors que des pans entiers du Nord-Kivu demeurent sous contrôle des rebelles du M23 ? Tiraillé par des luttes intestines au sein de son commandement, l’appareil sécuritaire congolais peine à faire ses preuves. Le président se trouve contraint de jongler entre l’armée, les drones chinois, les sociétés militaires privées déployées depuis plus de un an, et de recourir aux « Volontaires pour la défense de la patrie » (VDP) ou à des groupes armés enrôlés sous la bannière « Wazalendos ».
Chefs de guerre sous sanctions
Ces Wazalendos ont été en première ligne, au début d’octobre 2023, au moment de la reprise des affrontements avec le M23. Plusieurs sources sécuritaires confirment qu’ils sont coordonnés par le général major Peter Cirimwami, nommé gouverneur militaire du Nord-Kivu en septembre. Le groupe d’experts de l’ONU affirme même dans son dernier rapport, paru le 3 janvier, que le recours à ces milices, dont certaines évoluent sous le commandement de chefs de guerre soumis à des sanctions internationales, a été avalisé par « les plus hauts responsables militaires ».
L’entourage de Félix Tshisekedi n’en fait pas mystère : le président espérait obtenir une victoire armée significative avant le scrutin du 20 décembre. Le 20 octobre, alors que les Wazalendos progressaient encore, il avait demandé à son gouvernement de « tout faire » pour que les habitants des territoires « progressivement libérés » puissent voter. L’espoir a été de courte durée : la riposte du M23 a annihilé tout espoir de voir des opérations de vote se tenir dans ces zones. En outre, recourir à ce type de milices paraît risqué à une partie de la hiérarchie militaire, qui craint de les voir gagner en autonomie et devenir incontrôlables. A lire :
M23 en RDC : derrière le cessez-le-feu, la délicate facilitation des États-Unis
En attendant que la force régionale de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) soit opérationnelle (ses hommes ont commencé à se déployer à la fin de décembre) et d’avoir la certitude que son mandat sera plus offensif que celui des contingents de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), les stratèges du président congolais misent sur les drones chinois CH-4 acquis il y a quelques mois.
Frappes de drones
Un premier lot de trois appareils a été déployé à Kavumu, au début de novembre. Depuis décembre, ces drones, que le M23 redoute, ont frappé à plusieurs reprises, et notamment à Nyongera, au début de janvier. Le 16, une position rebelle a été touchée à Kitchanga, derrière les lignes de front du M23. Le mouvement a confirmé la mort de deux de ses commandants, sans préciser leur identité. Plusieurs sources confirment que « Castro » Mberabagabo, le chef des services de renseignements du M23, figure parmi les victimes.A lire :
M23 en RDC : l’armée positionne trois drones chinois près de la frontière avec le Rwanda
L’entrée en scène des drones constituera-t-elle un tournant dans la stratégie de Félix Tshisekedi face au M23 ? Leur présence sur le théâtre des opérations inquiète certains partenaires occidentaux de la RDC, à commencer par les États-Unis. Le 6 novembre 2023, Jake Sullivan, conseiller à la Sécurité nationale de Joe Biden, a organisé une réunion, à Washington, pour discuter de la situation dans l’Est. Quinze jours plus tard, Avril Haines, la directrice des services de renseignements américains, était dépêchée dans la sous-région pour évoquer des mesures d’apaisement entre Kinshasa et Kigali. Elle a discrètement contacté les présidents Tshisekedi et Kagame, les 8 et 9 décembre, et un cessez-le-feu a été conclu le 11. Mais les hostilités ont repris dix jours plus tard.
Pivot du discours du chef de l’État depuis plus de deux ans, le conflit avec le M23 divise profondément, à la présidence, où s’opposent partisans d’une ligne dure et adeptes du compromis. Tout au long de la campagne, Félix Tshisekedi a usé d’une rhétorique guerrière à l’endroit du Rwanda. Le 18 décembre, à l’occasion de son ultime meeting de campagne, dans la commune kinoise de Tshangu (parfois surnommée « Chine populaire » en raison de la densité de sa population), Tshisekedi est allé jusqu’à menacer de réunir les deux chambres du Parlement pour déclarer la guerre au Rwanda.
Quelle marge de manœuvre ?
Mettra-t-il sa menace à exécution ? La marge de manœuvre dont le président tout juste réélu disposera au sein de sa propre majorité reste en tout cas une inconnue. Et c’est peut-être là l’un des chantiers les plus sous-estimés de ce début de second mandat. Grand vainqueur de la présidentielle et des législatives, si l’on en juge par les scores des très nombreux partis qui se réclament de l’Union sacrée, Félix Tshisekedi devra faire preuve de finesse politique dans le partage des postes s’il veut préserver l’unité de son camp. En négociant avec succès le ralliement de tous les caciques de l’Union sacrée, il s’est assuré, du moins au cours de sa propre campagne, de disposer d’un front uni face à une opposition qui n’a jamais réussi à s’entendre sur une candidature commune. A lire :
Choix des candidats, sanctions… Félix Tshisekedi réglemente l’Union sacrée
Mais, si les ténors de la majorité ont accepté de se ranger derrière lui, la bataille des législatives a été féroce au sein de la coalition. Élaborée par les stratèges du camp Tshisekedi en février 2023, la charte de l’Union sacrée prévoyait que ses signataires s’engagent « à accepter et à soutenir la liste des candidats retenus par les organes compétents de l’USN [Union sacrée de la nation] ».
« Allez-y, on fera les comptes à la fin ! »
L’idée était d’éviter au maximum que des candidats du camp présidentiel ne s’affrontent dans les différentes circonscriptions. Avec près de 24 000 prétendants pour 500 sièges, cette consigne n’avait en réalité aucune chance d’être respectée. « Cette charte ne pouvait pas être suivie, mais il fallait montrer un visage uni et éviter les chamailleries. Cela n’aurait pas été bon pour l’image du président », justifie aujourd’hui un cadre de la majorité, qui évoque le respect d’un « code de conduite » entre les partis de la majorité. « Le président nous a dit : “Allez-y ! On fera les comptes à la fin” », confirme le patron de l’une de ces formations.
À l’heure des comptes, justement, la nouvelle majorité revêt des contours trompeurs. L’Union sacrée y dispose en apparence d’une très solide majorité, qui avoisine les 430 sièges sur les 477 pour l’instant attribués. Comme Joseph Kabila avant lui, Félix Tshisekedi a laissé se créer une myriade de petits partis évoluant dans le giron du sien, l’UDPS. Il peut a priori compter sur le soutien de ces formations, qui représentent au total plus de 130 élus. A lire :
Vital Kamerhe : « Pourquoi j’ai choisi Félix Tshisekedi »
Pour le reste, il devra s’appuyer sur ses alliés. L’Union pour la nation congolaise (UNC), de Vital Kamerhe – son ancien directeur de cabinet revenu en grâce après un passage par la case prison –, est désormais la deuxième force politique du pays. Elle est suivie par le parti de Modeste Bahati Lukwebo, l’actuel président du Sénat. Si ce dernier a perdu quelques sièges par rapport à la précédente législature, il en conserve toutefois 35.
Avec plus de 400 candidats mais seulement 19 élus, le Mouvement de libération du Congo (MLC), de Jean-Pierre Bemba, qui détenait jusque-là 29 sièges, est le grand perdant de ces législatives au sein du camp présidentiel. Très en retrait de la scène médiatique depuis sa nomination au poste de ministre de la Défense, Bemba a pourtant été, de tous les ténors de l’Union sacrée, le plus présent durant la campagne de Tshisekedi.
Bemba, grand perdant ?
L’ancien détenu à la Cour pénale internationale ne cachait pas qu’il nourrissait de grandes ambitions pour son propre parti. « Comme [c’est le cas de] chaque formation politique, ce qu’on vise, c’est gagner les élections à tous les niveaux », confiait-il, le 18 décembre, sur les ondes d’une radio locale. Sollicité, un cadre du MLC concède, sans plus de précisions, que le score obtenu « n’est pas celui auquel le parti s’attendait ». A lire :
Législatives en RDC : la Ceni se rebiffe
Les nombreux cas de fraude auxquels la commission électorale dit avoir été confrontée ont retardé l’annonce des résultats des législatives, ce qui a créé des remous dans le pays. Après l’invalidation pour fraude de 82 candidats, principalement issus de la majorité, l’information selon laquelle la Ceni préparait une seconde liste de « fraudeurs » a un temps circulé. Celle-ci n’a finalement jamais été rendue publique, au grand dam des Églises catholique et protestante, qui réclamaient plus de transparence pour crédibiliser un processus contesté par l’opposition.
Rude concurrence pour la primature
Entre partenaires comblés et alliés mécontents, Félix Tshisekedi devra donc trouver le bon dosage pour constituer son gouvernement et éviter de perdre certains poids lourds en cours de route. Kinshasa bruisse déjà de rumeurs sur les ambitions de chacun.
S’il dispose désormais d’une assise politique à l’Assemblée nationale grâce à son mouvement Agissons et bâtissons, créé trois mois avant la présidentielle, le discret Sama Lukonde Kyenge sera confronté à une rude concurrence pour conserver le poste de Premier ministre, qu’il occupe depuis 2021. Forte de sa soixantaine de députés, l’UDPS pourrait revoir ses ambitions à la hausse et revendiquer la primature. Par ailleurs, d’autres piliers de la majorité pourraient aussi être amenés à changer de maroquin.
Félix Tshisekedi devra en tout cas maintenir une certaine cohésion s’il veut avancer sur certains chantiers. Parmi eux figurent notamment un projet de réforme de l’armée ou encore l’extension de la gratuité de l’enseignement primaire au secondaire – l’une de ses promesses de campagne. Certains de ses conseillers réfléchissent par ailleurs à une possible réforme de la Constitution. S’il souhaite voir ce projet aboutir, le chef de l’État congolais devra nécessairement obtenir le soutien de toutes les personnalités qui se pressaient autour de lui le 31 décembre pour célébrer sa victoire.