
Cher Pascal,
Sans répondre à certains propos déplacés de votre part qui me semblent – vous en conviendrez – ternir inutilement le débat, je vais essayer d’apporter des éclaircissements en vue de tenter de dissiper des malentendus et de vous éviter de pavoiser, par suite d’une mort subite de ma part, contre le « traitre du Congo agent du Rwanda », comme vous l’avez fait lors de la mort d’Arthur Ngoma. En politique, vous pouvez avoir des désaccords sans être des ennemis.
Par ailleurs il est de votre droit de vous déclarer Lumumbiste. Je ne le conteste pas ; cependant ce droit entraine aussi l’obligation d’apprendre ce qu’est l’idéologie lumumbiste. Je vous conseille notamment de faire attention avec le langage ethniciste. Pour Beni pourquoi préférez-vous parler du « peuple Nande » au lieu du peuple Congolais ?
Je parlerai de l’irrédentisme, de l’AFDL, et de la possibilité de balkanisation du Congo, qui peut devenir une réalité si nous continuons à agir sans anticipation face aux événements.
L’Irrédentisme
Mon commentaire de mardi dernier n’était pas une attaque contre vous. C’était plutôt un appui que je vous ai apporté, parce que j’avais cru comprendre que vous ignoriez le concept d’ « irrédentisme » en parlant de « pangermanisme» et « pan-rwandaise » ;
Patrice Lumumba était opposé à l’irrédentisme. De son vivant deux cas d’irrédentisme se sont posés au Congo : le cas de Lunda et celui de Bakongo.
Cas de Lunda :
Dès la déclaration gouvernementale belge du 13 Janvier 1959, le chef Lunda Mwata Yamv (Ditende) adressa une lettre à l’administration coloniale dans l’intention de rétablir son empire Lunda qui comprendrait des territoires appartenant au Congo-belge, en Angola ainsi que dans l’ancienne Rhodésie du Nord (Zambie actuelle). Il demanda même l’autorisation de sortie pour visiter ses « sujets » dans ces différents territoires. Le gouverneur général du Congo-Belge dénonça véhémentement cette demarche pour revenir à un ordre précolonial. Cette requête se heurta à une fin de non-recevoir des autorités britanniques et portugaises. Patrice Lumumba ne manqua pas de réagir fermement contre ces idées réactionnaires mettant en danger l’unité du pays.
Cas de Bakongo :
En février-mars 1960, dans le contexte de la Table ronde belgo-congolaise pour l’indépendance du Congo, plusieurs juristes et diplomates du Quai d’Orsay ont montré l’intérêt de la France pour étendre sa zone d’influence au Congo. C’est ainsi qu’ils ont déterré le droit de préemption de la France sur le Congo, signé en 1884 par Léopold II et la France et qui conférait à ce dernier pays le droit d’acquérir le territoire de l’EIC si Leopold II n’arrivait pas à le gérer.
En effet, pendant les mois précédant la Table ronde, le secrétaire général de la Communauté française, Jacques Foccart, homme de confiance du général de Gaulle, chargé des affaires africaines, a envoyé plusieurs agents en Afrique liés au SDECE, comme conseillers de l’abbé Fulbert Youlou, alors Premier Ministre du Congo-Brazzaville. Youlou était au cœur d’un complot irrédentiste tendant à reconstituer un empire Bas-Congo, englobant sa république, les zones d’expression kongo de l’enclave portugaise de Cabinda et une partie de la province de Léopoldville. Ce nouvel État devait être placé sous la tutelle de la France, comme les autres anciennes colonies françaises.
C’est pour cela que le départ précipité de Kasa-Vubu de la Table ronde pour un voyage secret à Paris avait soulevé la vive réaction de Lumumba, soutenu par la plupart des autres politiciens congolais de l’époque présents à la Table ronde, ainsi que par la Belgique, pour condamner sans équivoque les manœuvres de la France.
D’ailleurs, même pour l’entrée du Congo à l’Onu, la France avait insisté pour que notre pays abandonne d’abord le nom Congo. L’irrédentisme était donc au centre de la lutte de Lumumba, et ce, afin de conserver l’unité de notre pays.
De l’AFDL
En février 1997, François Lumumba et moi avons eu l’honneur d’être reçus par le Congressional Black Caucus a Washington D.C. au sujet de la guerre au Zaïre et des menaces d’intervention française ou d’une force de l’Onu pour un cessez-le-feu qui aurait sauvé le régime de Mobutu. Nous sommes sortis de la rencontre avec des recommandations à apporter à Laurent Kabila. Et, de notre côté, nous avons demandé aux Américains de ne pas permettre une intervention de la France ou de l’Onu qui aurait sauvé le régime Mobutu. Voice of America nous avait même interviewés. Certes, pour les mobutistes, nous avons été des traîtres. Mais pour tout Congolais qui voulait mettre fin à 32 ans d’un régime de destruction, nous sommes tout l’inverse. Car le renversement de Mobutu n’a été gagné ni par Laurent Kabila, ni par Kagame, ni par Museveni, ni par Eduardo, mais d’abord par la décision américaine d’empêcher un cessez-le-feu et l’intervention de troupes étrangères ou de mercenaires pour sauver Mobutu.
François Lumumba et moi-même nous sommes rendus ensuite à Goma, puis à Lubumbashi. Le point d’entrée à l’est du Zaïre était Kigali. En tant que politicien congolais ayant la nationalité américaine, il est inutile de vous dire que mon déplacement était précédé au Rwanda par un message du département d’État annonçant mon arrivée, afin d’assurer ma sécurité.
Mais nous n’avons pas été bien accueillis au Congo, parce que notre passage au Congrès avait été suivi par Laurent Desire Kabila et qu’un tract avait été diffusé à Goma (sur ordre de qui ?), selon lesquels le fils de Lumumba venait entreprendre la « vraie » libération du Congo. Laurent Kabila pouvait donc nous considérer comme des concurrents ! Je continue à croire aujourd’hui que mon passeport américain nous a servi de protection dans l’ombre : en effet, des gens sont morts pour moins que cela. Nous arrivions à Goma seulement quelques semaines après la mort d’André Kisasse.
Nous avons eu des réunions du MNC-L à Goma avec des militants et des anciens compagnons de lutte de Lumumba, auxquelles François n’a pas voulu participer (Jules Lumumba qui est en France pourra vous le confirmer). Nous avons eu deux autres réunions du MNC à Lubumbashi dont une avec François Lumumba. Comment pouvions nous être dans l’AFDL et organiser les réunions du MNC-L ? François Lumumba m’a laissé à Lubumbashi parce qu’il était impatient d’être reçu par Kabila.
Compte tenu d’un passé de lutte et de mon expertise dans des questions liées à la démocratisation, je pouvais être consulté pour la transition de l’après-Mobutu. J’avais donc été invité à apporter mon assistance à la formulation de propositions de transition pour l’après-Mobutu, qui devaient être remises à Laurent Kabila. Toutefois, nous ne lui avons jamais remis ces propositions, parce que dès l’annonce de la fuite de Mobutu, Laurent Kabila recevra des propositions d’un groupe de la diaspora congolaise!
Néanmoins, je fus retenu parmi les 12 personnes qui devaient voyager de Lubumbashi à Kinshasa pour installer le nouveau pouvoir afin d’éviter l’effusion du sang. Parce que, depuis l’assassinat de Mayele le 16 mai 1997, c’est l’ambassade des Etats-Unis qui contrôlait toute la situation par deux agents de la CIA dépêchés de Washington ! Ma présence était importante pour le contact avec l’ambassadeur américain. Je n’avais su cette mission qu’a la préparation de l’atterrissage de l’avion sur Ndjili.
Dès le lendemain de notre arrivée à Kinshasa, le 19 mai 1997, j’ai tenu une réunion du MNC-L, regroupant les membres du Comité national du MNC-L. Parmi les participants, Juliana Lumumba, Mathias Kemishanga (l’ancien député national qui avait vécu la scène de l’arrestation de Lumumba au passage de Lodi), entre autres. J’ai reçu les membres de toutes les tendances du MNC a l’Hôtel Intercontinental.
Quelques jours après, Étienne Mbaya m’a trouvé sur place et m’a même annoncé l’arrivée de Georges. Benoit Lukunku et d’autres cadres du MNC-L m’ont trouvé à Kinshasa. Avec Kanza, Etienne, Juliana et les membres locaux, nous avons participé à une grande réunion des Lumumbistes qui fut à la base de certains problèmes que connaîtront Etienne Mbaya et Thomas Kanza.
De mai à juillet 1997, je suis demeuré à Kinshasa pour la poursuite de deux projets, qui ont tous deux échoué. Il s’agissait d’un projet pour la reconstruction nationale et d’un projet privé pour mon entreprise de Telecom, Congonet, dont les bureaux étaient situés sur le boulevard du 30 Juin, building de la Regideso (4e niveau). Mes points de contact avec le gouvernement étaient le directeur du cabinet du président Laurent Désiré Kabila (feu Aubert Mukendi) et le ministre du Plan (Etienne Mbaya).
Je travaillais donc dans mes bureaux situés dans le Building de la Regideso (pris en location) et mets au défi quiconque m’aura aperçu dans un bureau de l’AFDL et même rouler dans un véhicule de l’AFDL ; et ce même si j’avais des relations avec les membres de l’AFDL.
Je suis revenu aux Etats-Unis à la fin juillet 1997 avec un passeport délivré par l’ambassade américaine à Kin, parce que mon premier passeport avait été confisqué. Pourquoi me condamner pour avoir tenté de sauver le pays ?
Aux mobutistes qui m’attaquent, je dis que je suis fier de la lutte contre le régime Mobutu. Je n’ai rien à regretter.
De la balkanisation par les Américains ?
Le Congo existe dans sa configuration actuelle postindépendance à cause du sacrifice consenti par Lumumba et de l’opposition américaine sur le plan français qui avait presque abouti à Tananarive en Mars 1961.
Pour revenir aux événements de 1997, il faut être sous-informé pour soutenir l’argument selon lequel les Etats-Unis voulaient balkaniser le Congo en se débarrassant de Mobutu. Certes, certains Américains affirment que le Congo devrait être découpé pour éviter certains problèmes. Mais cela ne représente pas l’opinion du gouvernement américain en 1997. En effet, si les gouvernements américains avaient recherché la balkanisation du Zaïre, pourquoi auraient-ils amené les troupes de l’AFDL jusqu’à Kinshasa ? Il aurait suffi de cantonner les troupes de l’AFDL au Kivu. Le Katanga était déjà contrôlé par les milices de Kyungu.
Les Etats-Unis ont besoin d’un Congo uni, plutôt que d’une dizaine de républiques qui seraient pires que le Sud Soudan. D’autant que l’instabilité du Congo coûte déjà cher au contribuable américain, qui débourse chaque année au moins 1 milliard de dollars pour la Monusco, et des centaines de millions pour l’assistance bilatérale avec le Congo. Un éclatement du Congo risquerait de faire boule de neige et d’affecter d’autres États, notamment le Nigeria. Dans un tel scénario, c’est tout l’ordre international qui serait perturbé.
Cependant, il faut constater que la RDC demeure un Etat particulièrement instable, d’abord à cause de l’absence d’un État fonctionnel, et à cause du nombre de frontières, comme le prouvent des études récentes.
Selon une étude effectuée par Stelios Michalopoulos et Elias Papaioannou (2008) le découpage de l’Afrique par les puissances coloniales à une incidence sur le nombre ainsi que l’intensité des violences ethniques dans l’Afrique postcoloniale. Ainsi, sur 859 ethnies identifiées sur le continent africain, 259 d’entre elles ont été réparties sur deux ou plusieurs territoires.
Leur étude suggère que l’intensité des conflits ethniques est environ 40 % plus élevée pour les ethnies éparpillées dans plusieurs territoires que celles vivant dans un seul territoire, et qu’ils durent en moyenne 55 % plus longtemps que ceux des ethnies contenues dans un territoire national. Par ailleurs, il existe toujours une possibilité de diffusion des conflits ethniques d’un pays à l’autre.
En lisant les conclusions de cet étude, ceteris paribus, il n’est donc pas surprenant que la RDC avec ses neuf frontières soit un des Etats-nations les plus instables d’Afrique. Le cas de conflit ethnique Tutsi-Hutu, qui a commencé en Ouganda, s’est poursuivi au Rwanda avant de se déverser en RDC où il a entraîné plus de 6 millions de morts, tout comme celui des tueries dans la zone Beni démontrent aussi comment un conflit commencé dans un pays peut s’étendre dans un autre pays par le biais des membres de l’ethnie quand l’Etat est faible. Pour ce cas de Beni, les criminels sont insaisissables parce qu’ils se mélangent aisément à la population comme l’ont déclaré respectivement les généraux Tanzanien, Sud-Africains et Français employés par la Monusco.
Pierre Vile-Linda SULA