A Goma, la «slamothérapie» contre le tumulte de la guerre
Alors que les combats qui opposent l’armée congolaise aux rebelles du M23 font rage à une vingtaine de kilomètres du chef-lieu du Nord-Kivu, de jeunes slammeurs continuent de scander leurs textes.
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par Paul Lorgerie, Envoyé spécial à Goma
publié le 23 novembre 2022 à 9h13
Il faut se faufiler dans une rue étriquée du quartier de Katindo pour tomber sur un portail rouge. Derrière, l’espace Slam de la ville de Goma. Là, se pressent des dizaines de jeunes Congolais, casquettes américaines sur la tête, vêtus de baggy et chemises trop grandes, ou plus sobrement de Converse et de pulls rayés. «Goma slam ?» s’égosille Onèsine Kalipi, l’animateur. «Session !» lui répond en chœur le public.Qu’importe la guerre toute proche, les coulées de laves du volcan Nyiragongo voisin, ou les épidémies qui frappent le chef-lieu de la province du Nord-Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo. Chaque dernier vendredi du mois, Francisca, Osée, Gauthier et d’autres viennent déclamer leurs dernières productions, a cappella ou accompagnés, en battle ou bien rappé, lors des Goma Slam Session.
Muripuko, «autour du feu» en swahili (langue parlée dans beaucoup de pays d’Afrique de l’Est), est le nom de l’événement du jour. Les récitants y scandent leurs textes devant un feu de palettes. Au pied du foyer, Fazb Delamane se lance : «Debout sur nos cendres, des journées horribles, on en a battu des records, la résilience nous fait vivre, à Goma nous tutoyons la mort.» Alors que ces derniers jours, des combats font rage entre l’armée congolaise et les rebelles du Mouvement du 23 Mars (M23) à une vingtaine de kilomètres de la ville, que des dizaines de milliers de personnes déplacées ont trouvé refuge dans des masures éphémères à la périphérie de Goma, les écoliers aux chemises immaculées prennent chaque matin le chemin de l’école, les restaurants se remplissent à l’occasion des anniversaires et les fanfares résonnent lors des enterrements.
Le slam aussi continue. Les jeunes derrière le portail rouge, comme leurs parents avant eux, sont habitués à la présence des groupes armés autour de la ville. Voire dans la ville. Le M23 est né sur les cendres d’une précédente rébellion tutsie, dont les combattants étaient censés intégrer les rangs des forces armées de la RDC. Le 23 mars 2009, les rebelles et le gouvernement congolais avaient signé un accord en ce sens, qui ne sera en réalité jamais respecté. Déçus, les insurgés ont repris les armes sous l’appellation du M23 – en référence à la date de la signature de l’accord. En 2012, ses combattants avaient brièvement occupé Goma avant d’être défaits par les troupes congolaises appuyées par les Casques bleus. Quelques-uns des slammeurs du jour avaient, à l’époque, moins de 10 ans.
Prudence dans l’expression
«C’est facile pour nous d’écrire sur la guerre, constate Francisca Dheve, bachelière. Moi, j’écris sur ces réfugiés qui se déplacent, qui ont quitté leur foyer, pour leur dire que, malgré la présence du M23, tout ira bien.» Jusqu’à quel point s’habitue-t-on à un conflit armé ? Peut-il devenir normal ? «On a appris à vivre avec, abonde Gauthier Barhebwa, bibliothécaire de 19 ans. On nous parle de la guerre depuis qu’on est tout petits.»
Est-ce une conséquence de la violence ? La plupart des jeunes slameurs affichent une certaine prudence dans leur expression. Par exemple, ils ne souhaitent pas s’aventurer sur le terrain politique «sans y réfléchir». Ils préfèrent «trouver la bonne formule, déguiser [leurs] propos». «Vivre dans une telle situation avec son art, c’est aussi une forme d’art», médite Onèsine Kalipi, étudiant en génie civil la journée, qui avoue «faire attention» à ce qu’il dit.
Prédation des ressources
Depuis mai 2021, Goma et sa province ont été placés sous état de siège. Dans une région convoitée pour ses matières premières abondantes, une centaine de groupes armés agissent suivant des motivations guidées, le plus souvent, par la prédation des ressources. Lors d’un débat diffusé lundi sur France 24, Patrick Muyaya, porte-parole du gouvernement congolais, a une nouvelle fois accusé le voisin rwandais de parrainer secrètement le M23, affirmant que Kigali a besoin d’un «paravent […] dans sa stratégie de pillage des ressources de l’Est de la RDC». La zone conquise par le M23 jusqu’à présent ne recèle pas de mines. Et le Rwanda, de son côté, nie obstinément tout soutien apporté aux rebelles.
Fazb Delamane dit regretter chaque jour cette malédiction d’être né sur cette terre si insolemment riche en minerais. Les slammeurs n’ont de cesse d’en dénoncer les conséquences. Le financement des combattants, la corruption généralisée, les affrontements récurrents, la violence partout, tout le temps…
Dans ses textes, Gauthier a choisi «d’incarner l’histoire d’une fille violée à l’âge de 13 ans» dans un récit cru, aux détails explicites. «Ici, à Goma, le slam est une thérapie, remarque Osée Bugiriri, alias Osée Electra, 23 ans, l’un des fondateurs du collectif. L’un de nos programmes est d’ailleurs la slamothérapie, notamment pour les jeunes filles vulnérables.» Les violences sexuelles sont courantes au Nord-Kivu. Selon un rapport humanitaire publié par un collectif d’ONG mi-novembre, elles sont «exacerbées par la destruction ou le pillage de certaines installations sanitaires lors des attaques, et la fuite des travailleurs de santé dans plusieurs zones en raison de l’insécurité», notamment depuis la reprise des combats entre l’armée régulière et le M23. «Nous venons pour extérioriser toute la colère, dit Gauthier, le bibliothécaire. Pour paraître normaux, car nous aussi nous voulons vivre comme tout le monde.»