La corruption – un virus que l’on peut éradiquer ? Non! La priorité doit être le renversement du système politique néopatrimonial

Par Pierre Sula, coordonnateur du CET
La comparaison de la corruption avec un virus présentée par M. Valaka se révèle particulièrement pertinente, de même que l’affirmation de Lee selon laquelle, pour nettoyer la corruption, il faut toujours commencer par le haut.
Il convient cependant de reconnaître que, en tant que phénomène endémique au sein de la société, la corruption ne saurait être totalement éradiquée, quels que soient le pays et le régime politique considérés. Nous pouvons néanmoins la contrôler et la réduire en nous attaquant aux facteurs de son accélération.
Il est pertinent de proposer des pistes de solutions, comme vient de le faire notre compatriote. Il faut en outre rappeler quelques faits historiques permettant de remonter à la source de la culture de corruption à grande échelle qui gangrène notre société. Une culture n’est pas innée. On peut changer une culture en changeant l’environnement.
La corruption revêt de multiples visages, des menus arrangements aux détournements de fonds colossaux auxquels nous assistons aujourd’hui. La gangrène de la corruption qui ronge notre pays trouve sa source dans un héritage empoisonné : un système néopatrimonial tentaculaire depuis 1960, où les leaders puisent dans les ressources publiques pour nourrir un clientélisme politique étendu à tous les niveaux. Ce système se révèle particulièrement dévastateur car il alimente le népotisme, le tribalisme, torpille la bureaucratie et, surtout, permet aux élites de s’approprier des richesses de l’État, minant ainsi les capacités de ce dernier à s’acquitter des tâches régaliennes. Ceci engendre ainsi de graves conflits violents.
Notre analyse distingue trois périodes : la Première République ; la Seconde République ; et la Troisième République. Nous nous attarderons beaucoup sur la Première République, qui est méconnue des jeunes générations.
PREMIÈRE RÉPUBLIQUE
Plusieurs experts internationaux (dont ceux de la Banque mondiale) sont unanimes sur le fait que c’est suite au renversement du gouvernement démocratiquement élu de Patrice Lumumba en 1960, suite à la corruption systématique des membres l’élite congolaise par les puissances occidentales, que la culture politique néopatrimonialiste s’est graduellement installée.
La haine des puissances occidentales envers Patrice Lumumba est une conséquence de son refus de toute tentative de corruption visant à compromettre son intégrité politique et ses idéaux anticolonialistes et nationalistes. Son intégrité face à la corruption a forgé sa réputation et son héritage de nationaliste africain, le plaçant de facto en porte-à-faux avec certains intérêts occidentaux.
Dans un extrait de son message, nous lisons ce qui suit :
« Je suis très favorable à l’implantation des entreprises belges, américaines, françaises, allemandes, suisses, canadiennes, italiennes ou autres. Mais ce contre quoi je m’insurgerai toujours, c’est contre les manœuvres malhonnêtes de corruption et de division. »
Or, la Belgique ne supportait pas que les autres puissances puissent empiéter sur sa zone d’exploitation qu’était le Congo. Pour éviter des problèmes au sein de l’OTAN, les autres puissances occidentales devraient respecter le quasi-monopole de la Belgique sur le Congo. Au début du mois d’août 1960, avec l’accueil de Patrice Lumumba aux États-Unis et l’intérêt porté par les Américains aux investissements dans le potentiel hydro-électrique d’Inga et l’exploitation minière au Katanga, la Belgique déclara son intention de quitter l’OTAN aussi bien que l’ONU, et de s’opposer (voir déclarer la guerre) aux Américains !
Les dirigeants américains décidèrent alors d’éliminer Lumumba pour améliorer leurs relations avec la Belgique… en utilisant la corruption.
Ci-dessous, un extrait des archives déclassifiées de la CIA publiées sur le site du Washington Post :
« Les documents montrent que les principaux dirigeants congolais qui ont provoqué la chute de Lumumba étaient des acteurs du “Projet Wizard”, un programme d’action secrète de la CIA. Des centaines de milliers de dollars et d’équipements militaires ont été acheminés à ces fonctionnaires, qui ont informé leurs trésoriers de la CIA trois jours à l’avance de leur plan d’envoyer Lumumba dans les griffes de ses pires ennemis. Les États-Unis ont autorisé des paiements au président de l’époque, Joseph Kasa-Vubu, quatre jours avant qu’il n’évince Lumumba ».
La corruption régentait le système politique au Congo-Léopoldville, surtout pour tenter de neutraliser les lumumbistes avant la rédaction et l’adoption de la constitution de Luluabourg. Cette constitution, qui devrait minimiser les chances de retour au pouvoir des lumumbistes (écartés des élections), donnait au chef de l’État des pouvoirs très étendus par rapport aux pouvoirs du Premier ministre a tel point que le Premier Ministre en poste, Cyrile Adoula, se révolta !
Le Président avait dorénavant le pouvoir d’un vrai « chef », pouvant destituer le Premier ministre et les ministres à sa guise. Toutefois, les élections législatives donnèrent une victoire numérique à Moïse Tshombé par rapport au Président. Les députés changèrent de camp politique, passant de « pro-Tshombé » à « pro-Kasa-Vubu » à coups de dollars sonnants et trébuchants. Malgré tout, le Président Kasa-Vubu ne réussit pas à faire élire son Premier ministre Kimba, un Katangais, contre le Katangais Moïse Tshombé !
Pour que « l’intrus » Moïse Tshombé ne « vole » pas le pouvoir de Joseph Kasa-Vubu, Joseph Mobutu demanda aux Américains de la CIA de financer les militaires de l’ANC en vue d’un coup d’État. Ci-dessous un extrait des archives de la CIA:
[Mobutu] a dit qu’il croit qu’il est impératif qu’il ait des fonds à sa disposition pour le passage aux officiers supérieurs. Ces fonds seraient utilisés pour assurer leur loyauté personnelle et pour être distribués aux officiers et aux hommes clés enrôlés dans tous les commandements de l’armée. Les fonds seraient également utilisés pour acheter certains objets personnels pour les troupes dans les zones de combat tels que du savon, des lames de rasoir, etc. Plus précisément, il a demandé trente-neuf millions de FC, expliquant qu’il donnerait cinq millions de FC à chaque commandant de groupe et trois millions de FC à Thysville, Kitona et aux commandements des centres d’entraînement des parachutistes. (Telegram From the Station in the Congo to the Central Intelligence Agency1, p.650)[i]
Pour justifier son coup d’État auprès du public, Joseph Mobutu déclara que le pays était en danger existentiel à cause, notamment, de la corruption (et du tribalisme) :
« Il a déjà été signalé que l’Administration publique, tant au niveau national que provincial, manifeste des indices de corruption et de dysfonctionnement. » « Des mesures seront mises en œuvre afin d’éradiquer de manière définitive la corruption qui sévit au sein des administrations publiques […]. » Il convient d’adresser une mise en garde formelle à l’ensemble des fonctionnaires […]. » (Mobutu)
Un niveau de corruption élevé existait donc sous la présidence de Joseph Kasa-Vubu. L’idée selon laquelle la Première République se caractérisait par une authentique démocratie et une absence de corruption est parfaitement erronée.
DEUXIÈME RÉPUBLIQUE
La corruption sous Mobutu a constitué un élément central de ses trente-deux années de règne et a été l’une des causes majeures de l’effondrement économique du pays, menant aussi à sa propre chute en 1997.
En 1973, Mobutu distribua aux membres de la bourgeoisie bureaucratique de petites et moyennes exploitations agricoles et des commerces ; et ce en échange de leurs loyautés. C’est la zaïrianisation.
En 1974, avec les mesures de radicalisation, on assiste à la distribution des grandes exploitations agricoles des étrangers au profit de l’entourage de Mobutu. Quelque temps plus tard, les unes après les autres, ces entreprises tombaient en faillite, parce que leurs « acquéreurs », dans la plupart de cas, utilisaient les ressources financières jusqu’à épuisement, sans même songer au renouvellement des matières pour la production. Mais L’Etat zairois avait conclu des contrats d’indemnisation avec les Etats dont les anciens propriétaires sont originaires et qui sont honores jusqu’aujourd’hui !
La corruption était tellement incontrôlable durant le régime Mobutu qu’Erwin Blumenthal qui avait été chargé en 1977 par le FMI d’imposer un peu d’ordre dans le chaos financier et la corruption du Zaïre, dans le but d’aider les créanciers occidentaux du pays à récupérer leurs créances et à rétablir la stabilité économique, a dû quitter le pays en catimini une année après sa nomination !
Toutefois, il a publié un rapport confidentiel au FMI avertissant que « le système corrupteur au Zaïre… détruira tous les efforts des institutions internationales » vers la reprise économique, à moins que Mobutu ne cesse d’utiliser la banque centrale comme compte personnel. Son rapport a identifié des comptes bancaires utilisés pour acheminer de l’argent directement vers les comptes personnels de Mobutu ou pour corrompre des personnalités politiques.
Ce cas de Zaïrianisation qui a ruiné le pays [ l’Etat congolais continue d’indemniser les anciens propriétaires !] montre que c’est le pouvoir neopatrimonial qui était le facteur déterminant dans la corruption.
TROISIÈME RÉPUBLIQUE
Malgré un recul notable, le néo-patrimonialisme est resté ancré dans les pratiques de l’État sous l’ère Joseph Kabila. L’enrichissement illégal des hauts responsables était une réalité persistante. En dépit des mises en garde de la Banque Mondiale, les émoluments des responsables politiques ont connu une inflation démesurée par rapport à ceux des agents de la fonction publique.
Cependant, à des fins comparatives, il est à noter qu’antérieurement à la tenue du plébiscite de 2018 ayant conduit à l’accession de Félix Tshisekedi à la tête de l’État, le niveau de corruption en République démocratique du Congo (RDC) était inférieur à celui observé dans l’ensemble des pays limitrophes, et comparable à celui relevé au Kenya. Néanmoins, Joseph Kabila, qui était désapprouvé par les puissances occidentales en raison du contrat chinois et du code minier, faisait l’objet d’une propagande insidieuse de la part de nombreuses ONG financées par l’Occident.
Toutefois, depuis l’accession de Félix Tshisekedi au pouvoir en 2019, une augmentation très significative de la corruption a été observée (voir la figure ci-dessous). Malgré tout la plus « prestigieuse » université du pays (l’UNIKIN) lui a décerné le titre de docteur honoris causa … prétendument pour la « bonne gouvernance » et le « contrôle de la corruption » !
Cette action de l’Unikin est une autre preuve que notre société est malade – jusqu’au temple du savoir, de la rationalité et de l’indépendance qu’est censée être l’université – et qu’il faut d’abord la Guérir du mal-être d’une atomisation excessive qui la voue au clientélisme.

Il convient de souligner que, si un cadre juridique visant à combattre la corruption est bien institué par le Code pénal en RDC, son application effective se trouve compromise par la persistance d’un régime néopatrimonial.
Des mesures telles qu’une législation stricte et l’application rigoureuse des lois, y compris la peine capitale, se révèlent impraticables dans un contexte d’instabilité perpétuée par un pouvoir néo-patrimonial et clientéliste, qu’il convient préalablement de renverser au plus vite
CONCLUSION
Un régime de transition technocratique, apolitique et fondé stricto sensu sur l’intérêt général, permettrait de jeter des bases solides à la lutte contre la culture de la corruption, et ce, pour contribuer à la mise sur les rails d’une RDC reposant sur un État fort en interne et crédible sur la scène internationale.
[i] Foreign relations of the united states 1964-68 Vol. XXIII:Congo, 1960-68, p.650