APROPOS DE L’APPEL DE THAMBO MBEKI POUR REVENIR A LA VISION DE LUMUMBA AFIN DE SAUVER LA RDC.

La RDC est un État très fragile qui est en crise et/ou en conflit depuis plusieurs décennies. Contrairement à ce qu’affirment certains (par manque d’information ou par mauvaise foi), les crises récurrentes de la RDC ne datent pas de l’après-Mobutu : entre 1960 et 1996, nous n’avons jamais connu une décennie sans crise majeure en RDC.
Certes, tous les pays issus de la colonisation ont connu ce type de difficultés à une époque de leur Histoire. Le véritable défi pour les États issus de la colonisation se révèle après l’indépendance, lorsqu’il s’agit de se défaire d’un héritage colonial pesant : économies tournées vers l’extérieur, pénurie de cadres qualifiés, structures obsolètes et néocolonialisme tenace, autant d’obstacles à une autonomie véritable et à un développement pérenne.
La RDC n’arrive pas à décoller en matière de développement, bloquant ainsi le développement des autres États africains dont elle devrait être la locomotive. Pourquoi la RDC, malgré l’étendue de ses richesses, peine-t-elle autant, voire davantage que d’autres, à réussir son édification nationale ? Serait-ce dû à des gènes propres au peuple congolais ? Certainement pas !
Nous faisons nôtre l’extrait suivant du message de M. Thabo Mbeki, l’ancien président panafricaniste de l’Afrique du Sud, lors de la clôture de la dernière session du « Dialogue annuel sur la paix et la sécurité » en Afrique quant à l’urgence de la situation en RDC (septembre 2025).
[…] la renaissance du continent africain, son unité, etc., ne peuvent se réaliser sans le Congo. Le Congo est essentiel à l’avenir de tout le continent, et par conséquent… nous devons nous intéresser au Congo, mais notre façon d’intervenir, nos actions, et donc le changement que nous devons apporter, doivent être déterminés par l’avis des congolais.
[…] vous avez ici une salle pleine de gens qui disent : « Vive la RDC ! » Mais vive la RDC, une RDC pacifique, prospère, en développement et intégrée. La RDC, mais ils [les congolais] doivent nous donner la possibilité d’intervenir pour les aider à produire ce genre de résultats. Je pense que c’est une obligation. »
« il m’a toujours semblé que ce qui doit se passer parmi les Congolais, c’est de revenir à cette révolution interrompue de Patrice Lumumba »
Ce message de M. Thabo Mbeki rejoint l’argumentaire martelé par le CET depuis bientôt une décennie. Sans vouloir revenir en long et en large sur les textes déjà publiés sur notre site (www.congokin.blog), nous allons rappeler ci-dessous quatre points sur lesquels la lutte de Patrice Lumumba était cristallisée : (1) la recherche de la stabilité politique au Congo ; (2) l’augmentation de la capacité de l’État ; (3) l’intégration nationale ; et (4) la concrétisation du rêve de l’Union africaine, dont Léopoldville devait être la capitale.
Ci-dessous, les détails des points énumérés :
PRIMO : RECHERCHER LA STABILITÉ
« Notre volonté et celle de tous les hommes et toutes les femmes de ce pays est de faire régner l’ordre et la paix dont chacun de nous a besoin pour vivre heureux et profiter réellement du fruit de l’indépendance » (Lumumba, discours 1960)
De nombreux documents historiques suggèrent que la formation de l’État-nation, depuis le 16e siècle en Angleterre, est généralement accompagnée d’instabilité ; et ce, du fait de l’atomisation de l’élite ou de sa désunion, et non pas de son éventuelle « identité africaine ».
« Les régimes démocratiques stables dépendent fortement de “l’unité consensuelle” des élites nationales. Tant que les élites restent désunies, les régimes politiques sont instables » (cf. John Higley et Michael G. Burton, 1989).
Or, pour arriver à l’unité consensuelle des élites nationales, ne doit-on pas au préalable organiser un dialogue inclusif sur la voie de sortie de la crise ? En effet, le consensus est défini comme un accord général au sein d’un groupe, où chaque participant peut au moins accepter la décision, même s’il n’est pas totalement d’accord avec tous les aspects de celle-ci. Sans dialogue, le consensus ne peut pas exister.
C’est pour cette raison que nous croyons que l’appel pour un dialogue inclusif afin de sortir la RDC de la crise actuelle est une nécessité qui ne devrait pas dépendre de la volonté d’un homme – aussi important le Président soit-il.
S’agissant de la situation en RDC, dans un extrait du document de diagnostic de la RDC par la Banque Mondiale (2018) publié par le CET sur Congokin, on peut lire ce qui suit :
« L’instabilité politique prolongée depuis le renversement du premier gouvernement congolais en 1960 a [également] empêché l’émergence d’une coalition stable des élites. L’absence d’une telle coalition a empêché le pays d’établir des institutions stables et inclusives pour soutenir un programme de développement crédible et permettre la croissance économique. Les élites ne sont pas parvenues à s’entendre sur l’objectif stratégique de paix, de sécurité et de prospérité pour tous. Même si elles y parvenaient, ces élites divergeraient sur les mécanismes de mise en œuvre les plus adaptés. »
Notre priorité doit donc être l’organisation d’un dialogue devant mener à la formation d’une coalition d’élites éclairées par la vision de Patrice Lumumba pour stabiliser la nation.
SECUNDO : ŒUVRER POUR LA CAPACITÉ DE L’ÉTAT
Je vous demande à tous de ne pas réclamer du jour au lendemain des salaires inconsidérés avant que je n’aie eu le temps de mettre sur pied le plan d’ensemble par lequel la prospérité de la nation sera assurée (Lumumba, discours du 30 juin 1960)
Patrice Lumumba montre ici la détermination de maintenir ou augmenter la capacité de l’État.
La capacité étatique désigne la faculté d’un État à atteindre ses objectifs politiques et économiques. Pour ce faire, le gouvernement doit au préalable être capable de mobiliser les moyens et de les affecter rationnellement pour le bon fonctionnement à court terme des institutions, et investir surtout dans le développement à long terme.
Le rôle des élites est important dans la capacité étatique à s’acquitter de ses obligations régaliennes actuelles, ainsi que pour faire face au développement ainsi qu’aux évènements futurs, prévus ou non, (notamment la guerre).
Certaines élites permettent au gouvernement d’adopter des politiques qui ont des effets bénéfiques à long terme sur le développement, donc propices à la croissance du pays. D’autres, en revanche, s’illustrent par des politiques de prédation consistant à consommer tout ce qui est mobilisable (même par emprunt) pour s’enrichir illicitement et enrichir leurs clients pendant qu’elles sont aux manettes, provoquant ainsi un déficit de capacité de l’État. C’est malheureusement ce qui se passe en RDC depuis six décennies ; et ce, même si l’intensité de prédation est variable d’un régime politique à un autre.
Lorsque le gouvernement affecte ses dépenses à des investissements productifs tels que l’éducation et les infrastructures, les données indiquent que les avantages obtenus dépasseront largement les coûts engagés. Toutefois, opter pour l’embauche de fonctionnaires supplémentaires ou l’augmentation du nombre de ministères et d’ambassades peut constituer un obstacle au développement futur du pays. Ainsi, on observe une contradiction entre les impacts immédiats et les impacts durables des dépenses publiques.
Selon Hugues Leclercq, dans son livre sur l’économie congolaise de 1960 à 1976, la cause unique de la faillite de l’Etat congolais post colonial est la mauvaise culture de gestion de trésorerie, qui s’est installée dès les premières heures de l’indépendance, qui aurait pu être évitée si on avait suivi la vision de Patrice Lumumba.
Quand 70% du budget de l’État est alloué au paiement du personnel politique et administratif, comme cela se fait en RDC, le pays n’a aucune chance de se développer.
Ainsi, le déficit de capacité étatique est généralement la caractéristique des États faibles dirigés par des régimes politiques dysfonctionnels et prédateurs. Par contre, une bonne capacité étatique (bonne mobilisation et affectation responsable des ressources) permet à l’État de répondre à ses obligations régaliennes. C’est la caractéristique de l’État fort.
Nous devrions donc revenir à la vision de Patrice Lumumba pour limiter les dépenses de l’État afin de ne pas toujours réduire la capacité de l’État l’empêchant de s’acquitter de ses obligations régaliennes maintenant et dans le futur.
TERTIO : FAVORISER L’INTÉGRATION NATIONALE
L’étape la plus difficile dans le développement des États nés de la colonisation est celle de l’édification de la nation, c’est-à-dire l’étape de la transformation des individus issus de différentes ethnies en une population autonome ayant conscience de son unité et produisant suffisamment pour être considérée comme indépendante. Il est évident que la RDC n’a pas encore franchi cette étape. La continuelle stigmatisation des Banyarwanda au Kivu le prouve.
Crawford Young (Harvard) et Edward J. Streator avaient écrit :
« Aucune analyse du système politique émergent au Congo ne peut échapper au problème insaisissable du “tribalisme”, ou de l’ethnicité, qui se trouve carrément à l’encontre de toutes les dimensions du comportement politique. […] l’ethnicité menace l’existence de la nation. » (cf. Crawford Young (Harvard) et Edward J. Streator (Office of research and Anaysis for Africa Bureau of intelligence and Research))
Patrice Lumumba était conscient de cette menace. En effet, dans son livre écrit alors qu’il purgeait sa peine dans la prison de Stanleyville – un livre qui demeure d’une importance historique et qui fournit de nombreuses informations révélatrices sur la personnalité de l’auteur –, il parle déjà du nationalisme en faisant la distinction entre le vrai nationalisme [civique] et l’ethnonationalisme, qu’il qualifie de « faux nationalisme », qui pose un danger sur le futur du pays.
« Un homme sans aucune tendance nationaliste est un homme sans âme […]. Ce que nous devons éviter dans notre pays est le faux nationalisme, le nationalisme exigu qui cache des formes de racialisme [ethnicisme ou tribalisme] et de haine pour ceux d’une autre race [ethnie ou tribu]. »
»
Ainsi, dans son discours à la fédération des Batetela le 13 avril 1957, il annonce la couleur en exhortant son auditoire à « liquider les antagonismes ethniques » et à s’efforcer plutôt d’obtenir une intégration de tous, quelle que soit leur origine.
« Les citadins émigrés d’unités coutumières souvent étrangères, sinon hostiles les unes aux autres, ne sont pas encore parvenus à se fondre en une société nouvelle organisée, “intégrée” comme on dit en langage sociologique. Les particularismes, qui restent encore tenaces, entravent le développement de la coopération […] Notre Fédération ferait œuvre utile en s’assignant, entre autres tâches, la liquidation des antagonismes ethniques, et le rapprochement de tous sans considération d’origine, de classe, ou de fortune… Les élites de Batetela doivent rejeter tout nationalisme réactionnaire et destructif, mais opter plutôt pour un nationalisme intelligent, ce nationalisme qui n’est autre chose que I’amour de son pays et le désir de voir régner I’ordre. »
C’est donc à juste titre que Luc de Heusch, professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, avait écrit ceci[i] :
« Dans les lignes [écrits de 1956] du jeune “clerc” […] il veut rompre les amarres, il ne sera pas le fils des Ancêtres, de Mongo, de Ankutshu a Membele le fondateur de sa tribu […]
Patrice Lumumba n’est plus l’homme de cette tribu, il se veut, il tentera d’être l’un des très rares citoyens congolais. Il vient trop tôt. »
L’attachement de Patrice Lumumba à la cause de la nation congolaise tout entière est inébranlable jusqu’à son dernier souffle. Même dans son dernier message au peuple congolais, Patrice Lumumba a écrit ce qui suit :
« … chers compatriotes et compagnons de lutte, je vous adresse un appel fraternel pour que cessent les guerres fratricides, les luttes intestines et intertribales. Nos enfants nous jugeront sévèrement si par inconscience, nous ne parvenions pas a déjouer les manœuvres qui profitent de cette querelle pour saboter indépendance nationale et freiner le développement économique et social de notre Etat »
Au lieu d’insulter Tambo Mbeki qui nous rappelle la nécessité de nous imprégner de la vision de Lumumba pour sauver notre pays, nous devons le remercier.
QUARTO : CONCRÉTISER LE PANAFRICANISME
D’après Guy Martin, pendant les 15 premières années de la décolonisation africaine (1945-1960), les leaders africains se divisent en deux groupes. D’une part, les gradualistes prônaient la coopération mais avec une intégration progressive entre les pays africains indépendants sans changement majeur de leurs relations respectives avec les anciennes métropoles ; d’autre part, les panafricanistes proposaient l’intégration politique, économique et militaire des pays africains indépendants sous la forme d’États-Unis d’Afrique.
Parmi les gradualistes, on y trouvait Félix Houphouët-Boigny, Nnamdi Azikiwe et Jomo Kenyatta.
Les panafricanistes, furent menés par Kwame Nkrumah du Ghana, et comprenaient Ahmed Ben Bella d’Algérie, Patrice Lumumba du Congo, Ahmed Sékou Touré de Guinée et Modibo Kéïta du Mali. Ils préconisaient l’unification politique et économique immédiate des pays africains sous forme d’« États-Unis d’Afrique » avec un marché commun africain, une union monétaire africaine, un haut commandement militaire africain et un gouvernement continental.
Lumumba et Nkrumah ont conclu un accord confidentiel concernant la création d’une union des États africains, avec le Ghana et le Congo comme membres fondateurs et Léopoldville comme capitale prévue. À la suite de la conclusion de l’accord secret, le Ghana a consenti officiellement à établir un état-major militaire conjoint avec le Congo en vue de libérer ce dernier des forces d’occupation belges, en cas d’échec de l’ONU (JC Willame, 1990).
Ci-dessous l’accord Nkrumah-Lumumba :
Le Président de la République du Ghana et le Premier Ministre de la République du Congo ont sérieusement réfléchi à l’idée de l’unité africaine et ont décidé d’établir avec l’approbation du Gouvernement et des peuples de leurs États respectifs, entre eux une UNION DES ÉTATS AFRICAINS. L’Union aurait une Constitution républicaine dans un cadre fédéral.
Le gouvernement fédéral serait responsable de :
Affaires étrangères; Défense; L’émission d’une monnaie commune ; Planification et développement économiques. Il n’y aurait pas de barrières douanières entre les parties de la Fédération. Il y aurait un Parlement fédéral et un chef d’État fédéral. La capitale de l’Union devrait être Léopoldville. Tout État ou territoire d’Afrique est libre d’adhérer à cette Union. L’union ci-dessus présuppose l’abandon du Commonwealth par le Ghana.
Fait à Accra, ce 8 août 1960
Du 25 au 31 août 1960 à Léopoldville s’est tenue une conférence panafricaine cruciale, visant à consolider le Congo face aux sécessions orchestrées par la Belgique au Katanga et au Sud-Kasaï, et à galvaniser le soutien aux nations africaines luttant pour se libérer du colonialisme.
Patrice Lumumba, figure emblématique dont la mémoire rayonne à travers le monde, symbolise l’engagement panafricain sans compromis pour l’émancipation du continent africain et, plus singulièrement, du Congo. Il serait imprudent de minimiser l’appel de Tambo Mbeki aux Congolais, les invitant à puiser dans la vision de Lumumba une source d’inspiration pour bâtir leur nation.
[i] De Heusch, L., 1971, « Plaidoyer à la mémoire de Patrice Lumumba », dans : L. de Heusch,
Pourquoi l’épouser ?, Paris: Gallimard, pp. 289-315.