En RDC, la « congolité » au cœur des crispations de la campagne présidentielle
Par Coralie Pierret (Goma (RDC), correspondance) Publié hier à 18h00, modifié à 08h28
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ReportageA l’approche des scrutins généraux du 20 décembre, les discours incendiaires contre les « faux Congolais » ont ressurgi et gagnent du terrain.
Fiston s’avance timidement dans la discothèque. En cette heure matinale à Goma, l’une des principales villes de l’est de la République démocratique du Congo (RDC), les lasers lumineux rouge et bleu sont tamisés, presque éteints, et les rares clients sont concentrés sur les chants religieux que crachent les enceintes. C’est le lieu idéal pour un rendez-vous discret. Le trentenaire (dont le prénom a été modifié) jette un œil à gauche puis à droite avant de glisser la main dans sa poche. Il en sort deux pièces d’identité : l’une congolaise, l’autre rwandaise.
En RDC, avoir une double nationalité est interdit. Mais « si les choses tournent mal, j’aurai la possibilité de fuir facilement grâce à ces documents. Alors, je prends le risque », se justifie Fiston. Natif du Masisi, un territoire congolais de la province du Nord-Kivu, le jeune homme est tutsi par sa mère. Et il sait que les deux cartes qu’il a entre les mains pourraient lui coûter la vie.
A l’approche des élections générales (présidentielle, législatives, provinciales et une partie des communales) prévues le 20 décembre, les propos xénophobes, notamment à l’encontre des populations rwandophones, gagnent du terrain en RDC. Et plus encore depuis la reprise du conflit avec les rebelles du Mouvement du 23 mars (M23) fin 2021, désignées par Kinshasa comme des envahisseurs étrangers téléguidés par Kigali.
Accusées de participer à la déstabilisation de la région depuis la fin du génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, les autorités rwandaises ont toujours nié apporter un soutien militaire aux insurgés du M23. Mais les experts des Nations unies ont déclaré avoir des « preuves substantielles de (…) l’intervention directe des forces de défense rwandaises sur le territoire de la RDC » dans un rapport de décembre 2022.
« Ce sont juste des discours ! »
Dans le quartier Ndosho, à l’ouest de Goma, ces discours haineux entretiennent une paranoïa latente. Devant la station essence Simba, les minibus cabossés peints en jaune criard klaxonnent et zigzaguent entre la cinquantaine de motos qui engorgent le trafic. La zone est réputée être l’un des « points chauds » de la capitale du Nord-Kivu, « pleins de pickpockets et de bandits », insiste David,un des multiples motards qui encombrent la chaussée. C’est dans ce quartier que Patrick Kabonge Gisore a été tué, le 9 novembre. Le capitaine de l’armée congolaise, attablé dans un maquis – une gargote –, visiblement ivre et en conflit avec un policier, a été lynché par une foule en colère. « Il a été confondu avec un membre du M23 infiltré », détaille Elisabeth Ayubusa Ayinkamiye, une des figures de Ndosho, en précisant que la victime appartenait à la communauté Banyamulenge, des Tutsi congolais aux lointaines racines rwandaises.
Depuis qu’ils ont repris les armes il y a deux ans, les insurgés du M23 se posent en défenseurs des droits de ces Congolais qu’ils disent discriminés et marginalisés par l’Etat. « Tout ça, ce sont juste des discours politiques ! Les rebelles sont concentrés sur les combats et ne nous ont jamais protégés », rejette Fiston. L’ex-mécanicien a passé dix ans au Rwanda, où il a obtenu la nationalité grâce au parrainage d’un de ses oncles, avant de revenir chez lui, dans l’est du Congo, en 2021, pour exploiter les terres familiales.
Toute son histoire personnelle est marquée par ces allers-retours de part et d’autre de la frontière, mais le jeune agriculteur assure se sentir « davantage congolais ». « J’ai d’ailleurs renouvelé ma carte d’électeur [qui fait office de pièce d’identité en RDC] début 2023 sans difficulté auprès de la Commission électorale nationale indépendante », raconte-t-il.
Chiffon rouge
Dans un peu moins d’un mois, Fiston ira voter comme près de 44 millions de Congolais, même s’il dénonce les campagnes de dénigrement lancées depuis plusieurs mois par des personnalités politiques contre les « faux Congolais » ou les « antivaleurs ». Parmi eux, le député Noël Tshiani, dont la proposition de loi réservant l’accès à la magistrature suprême aux seuls Congolais « de souche » a été inscrite au calendrier parlementaire en mars, malgré son rejet deux ans auparavant par l’Assemblée nationale.
Si l’objectif de cette initiative était d’évincer de la course à la présidentielle Moïse Katumbi, dont le père est d’origine grecque, c’est raté : la candidature du milliardaire et ancien gouverneur de la province du Katanga a été validée par la Cour constitutionnelle, le 20 septembre, et le chef du parti Ensemble pour la République est finalement l’un des principaux rivaux de Félix Tshisekedi, le président sortant, candidat à sa réélection.
Mais la proposition de loi a servi aussi de catalyseur à la question identitaire. « On devrait nous épargner ce débat », lance Placide Nzilamba, membre de la Société civile du Nord-Kivu, un regroupement d’associations citoyennes. « Le dernier recensement remonte à 1984. Les candidats devraient plutôt poser des actes pour définir qui est congolais et qui ne l’est pas plutôt que de jouer sur ce qui excite les foules », regrette-t-il.
C’est loin d’être la première fois que les politiciens agitent le chiffon rouge de l’identité. Déjà, en 2006, le concept de « congolité » avait fait irruption dans la campagne électorale visant à favoriser Jean-Pierre Bemba, l’actuel ministre de la défense et, à l’époque, candidat autoproclamé « authentique » face à Joseph Kabila, que l’on présentait comme un « étranger » d’origine rwandaise. Avant cela, à l’époque du Zaïre (ancien nom de la RDC) de Mobutu Sese Seko, certains Congolais avaient été montrés du doigt à cause de leur « nationalité douteuse ».
Défaillances de l’Etat
A cette époque, les autorités administratives distribuaient pourtant des cartes d’identité à toute la population. Frédéric Kasiwa Bwagalita, un notable du village de Munigi, à une quinzaine de kilomètres de Goma, a conservé fièrement la sienne, délivrée en 1982, « par nostalgie, même si elle n’est plus valide ». Dans cette localité, rien n’est plus vraiment « comme avant ». Munigi s’est transformée en un gigantesque camp de déplacés. Rien que sur le site de la Communauté des églises pentecôtistes en Afrique centrale, où se construit un nouveau lieu de culte, au moins 1 200 familles se sont installées depuis le 17 octobre.
Selon le Comité international de la Croix-Rouge, 450 000 personnes sont venues s’ajouter aux déplacés qui peuplaient déjà les alentours de Goma depuis la reprise des combats, début octobre, entre le M23 et les troupes progouvernementales.
Autour de Frédéric Kasiwa Bwagalita, une dizaine de déplacés et d’autochtones sont assis sous une bâche de plastique bleu qui fait office de salle de réunion. Ils sont peu à jouir d’une existence légale. En 2018, selon les Nations unies, seulement 37 % des Congolais détenaient une pièce d’identité. Dans la partie orientale congolaise, les trente années de conflit ont aggravé les défaillances de l’Etat, notamment concernant l’attribution des documents d’identité.
A 20 ans, Naomie Bulenda n’a jamais eu de papiers. Jusqu’à présent, la jeune femme n’en voyait pas vraiment l’utilité. Mais depuis qu’elle habite le camp, elle est terrorisée à l’idée d’être jetée en prison. « J’ai traversé de nombreux barrages tenus par des hommes armés progouvernementaux. Ils nous accusaient d’être de connivence avec les rebelles parce que personne n’avait de papiers », se souvient-elle.
Les yeux cernés et le regard bas, Daniel Akizimana raconte, lui aussi, avoir fui son village en catastrophe après l’incendie de sa maison, brûlée « dans la guerre ». « J’ai tout perdu, y compris mes documents », regrette ce père de famille, dont la femme et le fils sont à l’hôpital, malades à cause des conditions d’hygiènes déplorables du camp.
« Il y a parfois des confusions »
Assis sur le banc d’en face, Olivier Sebikari est l’exception qui confirme la règle. Au début de l’année, au moment de l’« enrôlement » – l’inscription sur les listes électorales qui serviront pour délivrer les cartes d’identité –, l’enseignant, aujourd’hui déplacé, vivait encore dans son village. A 33 ans, le père de famille a fait une centaine de kilomètres et traversé les lignes de front sur sa moto jusqu’à Goma, la capitale provinciale, pour faire renouveler sa carte d’électeur. « Les agents de l’Etat ne pouvaient accéder à nous à cause des combats. Ma seule option était de faire le voyage moi-même », explique-t-il devant son « restaurant », une cantine de fortune de 2 mètres carrés qui sert à nourrir les jeunes voisins de son « bloc ».
Certes, Olivier tient à participer au scrutin du 20 décembre. D’autant qu’un million d’électeurs, selon le centre de recherche International Crisis Group, n’ont pas pu recevoir leur carte à cause de l’insécurité et que le vote n’aura pas lieu dans au moins deux territoires sur les six que compte la province du Nord-Kivu, la deuxième du pays en nombre d’électeurs après la capitale, Kinshasa.
Mais l’enseignant craint surtout d’être assimilé à un étranger. « Il y a parfois des confusions parce que nous parlons la même langue qu’au Rwanda, mais nous sommes des Congolais », développe-t-il. Impensable pour lui de perdre sa nationalité. « Parce que l’identité, c’est l’une des causes de cette guerre », conclut-il.