Congo Hold-up: sur les traces des machines à prix d’or de Philippe de Moerloose
L’enquête Congo Hold-up s’est penchée sur le cas du riche homme d’affaires belge, Philippe de Moerloose. Inconnu du grand public au Congo, ce candidat au titre de « manager de l’année » a pourtant bénéficié d’au moins 742,9 millions de dollars de contrats avec la RDC. En imposant des marges « stratosphériques ».
Article réservé aux abonnésLe produit des contrats avec l’Etat congolais dirigé par Joseph Kabila a permis aux sociétés de Philippe de Moerloose de s’enrichir rapidement. – Photomontage Le Soir / Mediapart – Belga.
Enquête – Journaliste au service Société
Par Louis Colart et Kasper Goethals, Nikolas Vanhecke, Roeland Termote («De Standaard»)
Publié le 4/12/2021 à 06:00 Temps de lecture: 16 min
Après dix heures de route depuis Kinshasa, nous les trouvons enfin sur une piste du Kongo Central : les machines extrêmement coûteuses fournies par l’homme d’affaires belge Philippe de Moerloose. Un groupe d’ouvriers congolais les utilise pour niveler une route constellée de nids-de-poule. Ils passent des heures à s’attaquer à la terre rouge sous un soleil de plomb. Leur tâche est d’améliorer les routes d’accès, pour que les rizières, plantées de l’autre côté du fleuve Congo dans le parc agro-industriel de la vallée de Nkundi, puissent bénéficier au reste du pays.
C’est un contraste étrange. Les pelleteuses, tracteurs et niveleuses ont coûté des centaines de milliers de dollars, mais les hommes qui les pilotent vivent dans la pauvreté. Lorsque nous demandons si les ouvriers reçoivent un salaire, ils hésitent à répondre, mal à l’aise. Un superviseur écoute leurs propos. « Parfois seulement », admet le plus âgé, un ouvrier expérimenté qui a connu les mêmes machines dans plusieurs autres provinces congolaises.
Sur une piste du Kongo Central, des ouvriers s’affairent sur les machines fournies par les sociétés de Philippe de Moerloose. – K.G. / «De Standaard».
Plus loin, dans un village, une énorme niveleuse John Deere est à l’arrêt. La roue avant-gauche a crevé quelques jours plus tôt. Le contrat gouvernemental pour les excavatrices, que nous avons pu consulter, indique que cet engin a coûté 250.000 dollars. « Nous avons encore des pièces de rechange », déclare le responsable de ces engins de chantier. « Mais si cela continue de se produire, on risque d’abandonner cette machine en brousse. Ces engins ne sont pas faciles à réparer. Les moteurs de John Deere ont des composants électroniques. Dans tout le pays, on retrouve des tracteurs abandonnés depuis dix ans, la population ne peut même pas les bricoler », explique le superviseur. « Ce n’est pas bien pensé ».
Dans un village du Kongo Central, une énorme niveleuse John Deere est à l’arrêt. – K.G. / «De Standaard».
D’énormes marges
L’enquête Congo Hold-up révèle pour la première fois comment le grand entrepreneur Philippe de Moerloose s’est enrichi au Congo. Le Belge a systématiquement réalisé des bénéfices mirobolants sur la vente de camions, de tracteurs comme ceux de Nkundi, et d’autres machines et équipements lourds. Les rapports annuels de la Banque centrale du Congo (BCC) et les contrats que nous avons vus montrent qu’en quinze ans, les entreprises de Philippe de Moerloose ont reçu plus de 742 millions de dollars de l’État. Les contrats passés avec des institutions congolaises précaires lui ont permis de s’enrichir sur les fonds publics de la sixième population la plus pauvre du monde.
L’enquête Congo Hold-up montre également comment Philippe de Moerloose a entretenu des relations étroites avec l’ancien président Joseph Kabila et sa famille pendant des années. Il a notamment vendu une villa luxueuse à la belle-mère de Joseph Kabila, à quelques pas de la sienne située près du club de golf de Bercuit (Grez-Doiceau), l’un des quartiers les plus chers de Belgique.
Des documents internes, des factures des sociétés de Philippe de Moerloose et des copies de contrats signés avec le gouvernement congolais, montrent comment l’homme d’affaires belge surfacture les véhicules par rapport au prix d’achat initial. Les tracteurs de marque John Deere, par exemple – qui charrient la terre rouge du Kongo Central – ont été achetés pour 16.625 dollars en Inde en 2018, puis vendus au Congo pour 51.265 dollars. Le prix est multiplié par trois. Sur d’autres achats, la marge bénéficiaire brute – le bénéfice réalisé sur la vente, avant déduction des coûts de fonctionnement – est encore plus élevée.
Nous avons parlé à sept anciens hauts cadres des sociétés de De Moerloose et à des sources congolaises informées de ces transactions. Tous ont préféré témoigner anonymement. « De Moerloose a enregistré des profits stratosphériques », dit l’un d’eux. Mais Philippe de Moerloose conteste nos conclusions : « Nous travaillons toujours avec des marges bénéficiaires répondant aux standards du secteur et du marché (marge brute de l’ordre de 25 à 30 %) », nous a-t-il répondu.
Le ministre des infrastructures, Fridolin Kasweshi, assure n’être informé « ni sur les paiements, ni sur le contrat concerné ». Il ajoute que l’Office des routes, bénéficiaire des équipements, devait procéder aux « vérifications nécessaires » avant de lui transmettre le contrat.
Manager de l’année
Si De Moerloose fait incontestablement partie des cent Belges les plus riches, il est peu connu dans son propre pays. Comme bien d’autres personnes fortunées, il respecte depuis longtemps l’adage « pour vivre heureux, vivons cachés ». Mais après le départ de Joseph Kabila en 2019, il est vraiment sorti de l’ombre en Belgique pour la première fois.
L’histoire qu’il raconte aujourd’hui ressemble à un conte de fées capitaliste. Son père, Louis de Moerloose, répond à une petite annonce dans Le Soir en 1970 et part avec sa famille au Congo, pour devenir comptable dans l’ancienne usine textile coloniale Texaf. Philippe de Moerloose a alors trois ans. Il grandit dans sa « chère Afrique », comme il l’appellera plus tard, et parle couramment le swahili. Il rentre ensuite en Belgique pour étudier à l’Ichec. En 1991, il fonde la société d’import-export Demimpex.
L’entrepreneur belge le fait avec un petit capital de départ qui, dans son souvenir, semble devenir de plus en plus petit au fil des années (en 2007, De Moerloose parle dans une interview de 3.100 euros, en 2013 de 2.500 euros et récemment de 1.800 euros). Au cours des trois dernières décennies, les choses ont évolué rapidement. Sa devanture commerciale, qui s’appelle aujourd’hui SDA Holding, dépassera pour la première fois cette année un chiffre d’affaires annuel d’un milliard d’euros.
De Moerloose est devenu un des leaders mondiaux de la distribution de camions, engins de chantier et véhicules agricoles. Depuis 2015, il est le distributeur exclusif de Volvo Construction Equipment au Benelux. Depuis, il s’est également installé au Royaume-Uni et il promet de prendre d’assaut le marché américain et asiatique prochainement. En novembre, le magazine économique Trends l’a nominé parmi les candidats au titre de « manager belge de l’année » pour la deuxième année consécutive. Dans des SMS, De Moerloose encourage son réseau à voter pour lui. Dans ses vidéos de publicité en Europe, il mentionne rarement le nom du pays où il a fait une grande partie de sa fortune : la République démocratique du Congo.
Une fortune bâtie au Congo
L’ascension spectaculaire de De Moerloose a été soutenue par les profits spectaculaires qu’il a réalisés au Congo. En Europe, il a toujours pu rembourser rapidement les dettes qu’il contractait pour faire de grandes acquisitions. L’année dernière, alors que le chiffre d’affaires de son groupe a chuté 187 millions d’euros en raison du coronavirus et du Brexit, De Moerloose a tout de même réussi à réduire ses dettes de plusieurs millions. En outre, il a amassé un important capital personnel, qu’il a logé sur des comptes bancaires à l’étranger, des sociétés dans des paradis fiscaux et dans l’immobilier. Il a également investi dans des hôtels, dans le secteur minier et dans des entreprises de construction.
Selon cinq sources ayant travaillé avec Philippe de Moerloose, les contrats étaient d’abord discutés en personne avec Joseph Kabila. De Moerloose était invité dans son immense propriété de la vallée de N’Sele, à l’est de Kinshasa. Là, l’ancien président le recevait sur « une espèce de trône », selon un associé qui a assisté à l’une des réunions. Le président se montrait amical avec le Belge et l’appelait « Philippe ». De Moerloose le reconnaît, mais uniquement parce que son nom de famille « est d’une part difficile à prononcer pour des personnes africaines et certainement pas facile à retenir ». « Monsieur Kabila m’appelle “Monsieur Philippe” et je l’appelle toujours “Excellence” », précise-t-il.
A Kinshasa, « Philippe » avait une statue à son effigie le montrant flanqué de deux employés congolais : l’un brandissant l’un des avions de son ex-compagnie aérienne Hewa Bora, l’autre portant dans ses bras l’un des 4×4 Nissan officiellement acheté par l’Etat pour le compte des députés et des professeurs d’Université. Cette sculpture trônait face du bâtiment d’Auto Transport Company (ATC). En 2011, il l’achetait à sa propre entreprise et le revendait deux ans plus tard (fin 2013) à Sud Oil, ancienne société de distribution de produits pétroliers qui passe à l’époque dans le giron de membres de la famille de Joseph Kabila. C’est officiellement depuis cette adresse que les proches de Joseph Kabila ont détourné près de 92 millions de dollars de fonds publics sur les 138 documentés par l’enquête Congo Hold-up.
A Kinshasa, «Philippe» avait une statue à son effigie. – D.R.
Interrogé à ce propos, Philippe de Moerloose dit avoir à l’époque « exigé » une copie du registre des actionnaires : « Celle-ci ne renseignait aucun membre de la famille Kabila ». L’homme d’affaires nie aussi avoir eu avec Joseph Kabila une relation qui allait au-delà des contacts professionnels. Il dit ne pas être une « personne politiquement exposée » ou être considéré comme tel. Il souligne que ses affaires sont régulièrement contrôlées. « Nous confirmons n’avoir jamais rétrocédé la moindre commission à des tiers sur ces contrats et nous réfutons toute allusion à une quelconque corruption qui est contraire aux règles de compliance et de bonne gouvernance de notre groupe. »
À lire aussi Congo Hold-up: le clan Kabila a détourné au moins 138 millions de dollars de fonds publics
Joseph Kabila n’a pas répondu à nos demandes de commentaires. Volvo et John Deere n’ont pas non plus répondu à nos questions. « Nous n’avons qu’une vision limitée du prix que paie l’utilisateur final », déclare Claes Eliasson, du groupe Volvo. « Nous prenons la conformité très au sérieux. »
Pendant les dix-huit ans de mandat de Joseph Kabila, De Moerloose est incontournable sur le marché de la vente de véhicules pour la République démocratique du Congo. Ses sociétés dominent largement les bilans de dépenses de l’Etat dans les rapports de la Banque Centrale. Demimpex a touché plus de 436 millions de dollars. Ses sociétés à l’île Maurice ont encaissé plus de 128 millions de dollars de 2011 à 2017. HMIE et D’Angelin Ocean Trade, deux sociétés enregistrées dans les îles Vierges britanniques qui appartiennent à De Moerloose, ont, elles, amassé presque 40 millions de dollars. Depuis 2018, De Moerloose, par l’intermédiaire d’une nouvelle filiale de SDA Holding à Maurice, a conclu deux autres contrats avec le ministère de l’Agriculture, pour un montant de 139 millions de dollars. Montant total de tous ces contrats cumulés : au moins 742,9 millions.
Aucun de ces marchés n’est issu d’une procédure d’appel d’offres publique. Philippe de Moerloose le reconnaît lui-même lorsqu’il nous explique avoir « systématiquement » recours à l’autorisation préalable de la Direction générale de contrôle des marchés publics (DGCMP) qui, selon lui, « contrôlait tous les aspects du contrat en ce compris les tarifs appliqués ». Ce recours à une procédure de gré à gré est une pratique courante en République démocratique du Congo, mais est très largement dénoncée par la société civile, comme par les institutions internationales.
Nous avons obtenu une copie de l’avis de non-objection de 2016 émis pour les derniers contrats agricoles de 139 millions de dollars. Les arguments donnés par la DGCMP restent peu étayés : « Il s’agit d’un partenariat public-privé », dit-elle. De plus, la société de De Moerloose a « déjà fourni des machines à l’État congolais ». Et le « financement du contrat sur une durée moyenne de cinq ans est avantageux ».
Des marges extrêmement élevées
Cette opacité donne lieu à des abus. Nos confrères du Standaard ont obtenu des documents internes et des tableaux des entreprises de Philippe De Moerloose indiquant les prix d’achat de ces équipements. Nous avons pu comparer les prix d’achat et les prix de vente des machines, services et pièces détachées fournis dans le cadre des derniers contrats de 139 millions de dollars.
Notre analyse montre que sur la première tranche de ce marché, qui correspond aux commandes passées en août 2018, les revenus se sont élevés à 58,5 millions et les marges brutes bénéficiaires à 36,7 millions, soit 63 % du total.
Cela comprend les coûts du transport maritime, mais pas celui du transport terrestre, qui, selon les contrats précédents, s’élève à une poignée de points de pourcentage du prix total. Exemple avec les moissonneuses John Deere : De Moerloose les achète pour 64.000 dollars et les vend à l’État congolais pour 456.000. Le transport par mer coûte 7.500 dollars. Le transport sur le sol congolais n’est pas inclus dans le tableau.
Contacté, M. De Moerloose conteste l’authenticité de ces documents internes. Il affirme que ses marges réelles se situaient entre 25 et 30 %. Mais les comptes annuels de la société mauricienne DEM Equipment traitant les récents contrats de 139 millions, suggère que les marges devaient être bien supérieures aux 25-30 % évoqués par le patron.
Les états financiers pour 2018, 2019 et 2020, qui peuvent être consultés en ligne sur le registre des sociétés de l’île Maurice, révèlent que cette société a cumulé un chiffre d’affaires de 102,8 millions d’euros et une marge brute de 39,6 millions, ce qui fait un taux de 38,5 %.
Un bénéfice net cumulé avant impôts de 40 millions a été enregistré au cours de ces trois années, sur lequel la société a payé 3,4 millions d’euros d’impôts. Cela fait un taux d’imposition de seulement 8,7 %.
Les prix demandés par De Moerloose à l’État congolais étaient également beaucoup plus élevés que ceux pratiqués dans d’autres pays africains. Contacté à ce propos, Patrick Roux, directeur de la société sud-africaine AFGRI, lui aussi représentant de la marque John Deere, explique qu’il est « difficile de commenter le prix sans connaître les détails de la transaction ». « Mais si l’exemple que vous donnez (le tracteur de 75 chevaux John Deere vendu pour 51.265 dollars, NDLR) est exact, ce serait très loin des normes ».
Selon AG Facts, une société de données sud-africaine spécialisée dans les prix des équipements agricoles, le prix de vente recommandé de ces tracteurs dans ce pays est de 28.500 dollars pièce. C’est le prix hors TVA que les agriculteurs paient. De Moerloose, qui vend au gouvernement congolais, ne doit pas non plus facturer la TVA.

C’est ce que répètent aussi les anciens proches collaborateurs de Philippe de Moerloose. « Etant donné qu’il est attributaire des marchés de gré à gré, sans appels d’offres émis par les ministères, pas même de consultations restreintes, nous parlons de quelqu’un qui n’est pas mis en concurrence. Il fait alors passer des prix très élevés et totalement hors marché pour des équipements agricoles, dans l’un des pays les plus pauvres du monde », déclare un ancien dirigeant de l’une des entreprises de De Moerloose, qui souhaite rester anonyme. « En plus de cela, ces programmes sont bien souvent financés par des institutions financières multilatérales et, en retour, il ne paie presque pas d’impôts sur les énormes bénéfices réalisés, grâce à des structures fiscales offshore. C’est moralement répréhensible. »
Une vieille pratique
Philippe de Moerloose n’en est pas à son coup d’essai. Nous avons également vu des factures de SDIAG, sa société basée à Maurice, datant de 2011. Des remorques de cinq tonnes de la marque Fieldking ont été achetées à l’époque pour 2.435 dollars chacune. De Moerloose les a vendues au ministère de l’Agriculture pour 7.800 dollars pièce : le triple du prix. Et il ajoute encore 2.300 dollars par engin pour le transport. Les marges sur les machines de SDLG, la marque chinoise de Volvo, étaient particulièrement impressionnantes. Grâce à un tableau Demimpex mentionnant les prix d’achat de 2010, l’enquête Congo Hold-up a pu établir que les pelleteuses chinoises ont été vendues au ministère des routes pour six fois le prix d’achat. Une machine de 45.200 dollars a été vendue la même année pour 265.900.

Au cours de notre enquête, nous avons obtenu de nombreux documents. Ils permettent de comparer certaines marges brutes réalisées par les sociétés de Philippe de Moerloose avec l’Etat congolais. – Documents «De Standaard» / «Le Soir» – Congo Hold-up.
Entre 2008 et 2010, des milliers de tracteurs John Deere ont été vendus. Ce sont les premiers gros contrats avec l’Etat d’une longue série. Joseph Kabila et Philippe de Moerloose ont visité ensemble le siège de John Deere à la Nouvelle-Orléans aux Etats-Unis en 2010. Sur la plateforme Youtube, on retrouve un reportage vidéo sur la signature de la troisième édition de ces énormes contrats, portant sur 1.500 tracteurs. « L’ordre a été donné par le chef de l’État Joseph Kabila, qui est enthousiaste à l’idée de mécaniser l’agriculture au Congo », explique le journaliste. L’ambassadeur belge de l’époque, Dominique Struye, fait part de son « plaisir à voir une entreprise belge active » en RDC et qui « améliore les relations », explique-t-il dans la vidéo.
Aujourd’hui, ces premiers tracteurs sont difficiles à trouver. D’après les contrats, ils ont été distribués en provinces. « C’était juste avant les élections de 2011 », explique un haut fonctionnaire du ministère de l’Agriculture congolais qui a requis l’anonymat. « La plupart de ces tracteurs ont été distribués aux députés. »
Contacté, Joseph Kabila n’a pas donné suite. Son ministre de l’agriculture à l’époque et ancien vice-président de la commission électorale, Norbert Basengezi, assure qu’un rapport du cabinet d’audit KPMG atteste d’une « bonne gestion de ces tracteurs », tout en précisant qu’il n’a pas eu le temps de le chercher. Il se refuse également à commenter les soupçons de surfacturation. « Je n’étais pas aux négociations initiales de ces contrats », explique-t-il. « J’ai rencontré Philippe de Moerloose le jour de la signature du contrat. »
Des équipements en mauvais état
Lorsqu’on interroge Philippe de Moerloose sur le secret de son succès, il insiste invariablement sur la qualité de son service après-vente. Il affirme qu’il est le meilleur au monde, ce qui lui permet de se développer sur un marché où la concurrence est féroce, venue des quatre coins du monde. Dont acte : lorsqu’il livre des équipements Volvo en Europe, il l’accompagne en effet d’un excellent service après-vente.
En République démocratique du Congo, on est très loin d’avoir les mêmes standards, selon un rapport d’évaluation interne que nous avons pu consulter. En 2012, à la demande de Demimpex, un cabinet d’audit belge a examiné une série de contrats. Commandes erronées, matériel en piteux état voire jamais livré, les conclusions de ce rapport sont accablantes.
Des problèmes ont été constatés avec toutes les marques, mais les camions chinois Sinotruk se sont avérés particulièrement désastreux. Ces engins ont coûté au bas mot 70.000 dollars chacun, selon les contrats que nous avons pu consulter. Le rapport de 2012 l’atteste : les avaries se sont multipliées. Pour commencer, les pièces en acier souffraient déjà d’une forte corrosion à leur arrivée. Les odomètres se sont avérés défectueux, les moteurs mal assemblés, ce qui les a fait tomber très vite en panne. Les bas de caisse n’étaient pas adaptés aux routes africaines, les cabines de conduite pas à l’épreuve des chocs. Dans sa longue réponse adressée aux partenaires de Congo Hold-up, De Moerloose explique qu’il était « fréquent » que le matériel soit abîmé au cours du transport, mais que c’était « formellement constaté » et le matériel remplacé. « Nous vous confirmons que le matériel livré était 100 % conforme et en parfait état au client final », assure-t-il.
En janvier 2019, Joseph Kabila quitte la présidence et, depuis, un dernier contrat qui devait être signé avec les entreprises de De Moerloose à Maurice, pour un montant de 125,4 millions de dollars, semble s’être perdu dans les tiroirs d’un ministère. Y a-t-il des réticences de la part du gouvernement du successeur Félix Tshisekedi ? De Moerloose dément et assure que la signature de ce troisième avenant au contrat ne peut intervenir « qu’après que la phase 1 et 2 sont en pleine production ». Ce délai serait selon lui normal pour pouvoir « constater les succès et défaillances éventuels des premières phases ».
En septembre 2021, Philippe de Moerloose fête le 30e anniversaire de son entrée dans le monde des affaires à l’Hôtel de Mérode. Il a les larmes aux yeux, ses enfants sont assis au premier rang, les peintures modernes de sa compagne accrochées derrière lui. « Notre chiffre d’affaires va augmenter de vingt pour cent par an », promet-il. « Dans cinq ans, nous aurons franchi la barre des deux milliards. C’est ambitieux, je sais, mais nous y arriverons. »
La connexion De Moerloose – Kabila, difficile à démentir
Notre enquête et les documents « Congo Hold-up » montrent une proximité indéniable entre l’ancien président de la RD Congo et le magnat belge. Une proximité que Philippe de Moerloose se refuse pourtant à admettre.
Voici l’une des rares images circulant sur internet montrant Joseph Kabila et Philippe de Moerloose côte à côte.
Portrait – Journaliste au service Société
Par Louis Colart et Kasper Goethals («De Standaard»)
Publié le 4/12/2021 à 06:00 Temps de lecture: 4 min
Une allée pavée, entourée de buissons taillés par des jardiniers professionnels, grimpe jusqu’à un vaste garage à deux portes. Le garage est relié par une pièce dotée d’une vaste baie vitrée, à une grande villa brabançonne en briques claires. A l’arrière se trouve une piscine orientée plein sud, à l’abri des regards. La demeure ne fait pas tache, à deux pas du golf du Bercuit, à Grez-Doiceau (Brabant-Wallon) : l’une des communes les plus chères de Belgique. 395m², cuisine ultra-moderne, trois salles de bain, sept chambres… La villa est à vendre depuis mars 2021. Intéressé ? Faire offre à partir d’1,2 million d’euros.
Cette demeure de standing, Philippe de Moerloose reconnaît l’avoir cédée à Léonie Kasembe Okonda, la mère de l’épouse de l’ancien président de la RD Congo, Olive Kabila. Philippe de Moerloose ne nous a pas dit en quelle année, et nous ne sommes pas parvenus à joindre la belle-mère de Joseph Kabila. Cette vente s’était faite « au prix du marché après une expertise immobilière et devant un notaire en Belgique. Les paiements ont été faits en Belgique sur le compte du notaire », assure De Moerloose.
A part cela, l’homme d’affaires maintient, mordicus, qu’il n’a aucun lien particulier avec Joseph Kabila ou sa famille. Lui qui a si souvent fait affaire avec ses gouvernements. « J’ai toujours entretenu des liens professionnels courtois avec le président Kabila et son épouse (que j’ai rencontrés à plusieurs occasions comme à des audiences professionnelles, des cérémonies d’inauguration, etc.) – mais je m’insurge catégoriquement contre toute allégation d’association personnelle avec eux, de jeux d’influence illégitimes et de toute autre forme de pratiques malsaines », lance-t-il.
Les documents Congo Hold-up et notre enquête montrent pourtant une proximité avec le clan Kabila, établie par des faits.
En 2011, De Moerloose lance sa fondation en RDC, « Fondation PHD ». L’analyse du conseil d’administration d’alors est instructive : il y avait Deogratias Mutumbo, le gouverneur de la Banque centrale soupçonné d’avoir aidé le clan Kabila à détourner des millions. Mais aussi Chantal Deschryver, épouse du responsable logistique de longue date du président Kabila, Charles Deschryver.
La vente à Sud Oil
Comme nous l’avons déjà révélé, le tout premier deal de la société Sud Oil – la société-écran responsable à elle seule d’un détournement de fonds publics congolais de 92 millions de dollars – a été scellé avec Philippe de Moerloose. En 2013, le Belge a vendu un grand garage de Kinshasa-Gombe, qu’il avait racheté deux ans plus tôt à sa propre entreprise. Et pour négocier cette vente à 12 millions de dollars, le Brabançon savait à qui s’adresser : il écrivait directement à Francis Selemani, frère adoptif de Joseph Kabila et patron en sous-marin de Sud Oil. « Cher Francis, j’espère que tu vas bien. Sois sûr que nous allons conclure ce deal et que je n’ai aucun problème, parce que je te fais confiance. C’est le plus important », lui écrit De Moerloose le 14 octobre 2013. La société boîte aux lettres installera dans ce garage son siège social. Tandis que les millions de dollars ont été versés sur le compte en suisse de Philippe de Moerloose.
En septembre 2012, il y avait eu une autre connexion financière : les Grands Elevages du Bas-Congo (GEL), la société de l’immense domaine agricole de l’ex-président, et qui était contrôlée à l’époque par deux de ses associés, a viré 7 millions de dollars sur un compte en Suisse de HMIE, une société offshore immatriculée aux îles Vierges britanniques appartenant au Belge. Motif? « Achat de matériel agricole ». Philippe de Moerloose confirme: « Celui-ci se rapporte à la livraison de matériels agricoles qui ont été expédiés à destination de Boma. » Joseph Kabila est devenu propriétaire de GEL l’année suivante.
Les documents Congo Hold-up révèlent aussi des liens d’affaires avec l’autre frère de Joseph Kabila, Zoé, et sa société Cosha Investments. Un dossier sur lequel nous reviendront plus en détail dans un autre volet de cette enquête.
De Moerloose, l’un des rares hommes d’affaires étrangers invités au mariage de Joseph Kabila (2006), explique y « avoir fait acte de présence par politesse pendant quelques minutes ». Il nie avoir jamais accueilli chez lui Olive Kabila, toutefois quatre sources distinctes proches des autorités belges nous ont assuré que le Brabançon a plusieurs fois accompagné l’épouse de l’ancien président lorsqu’elle voyageait en Belgique. « Monsieur Kabila est un ancien chef d’Etat et aucunement un ami », conclut De Moerloose.